Je viens de terminer Le cimetière de Prague d'Umberto Eco. Après avoir eu beaucoup de mal à rentrer dans l'histoire, j'ai finalement été pris par ce roman-feuilleton dans les mailles du faussaire italien antisémite à qui Eco attribue la création du Protocole des sages de Sion dans le but d'attiser la haine contre les juifs, mais aussi du faux en écriture ayant abouti au déshonneur du capitaine Dreyfus, toujours à des fins de stigmatisation.
Ça fait quelques temps que j'ai arrêté de partager mes impressions de lecture, d'une part, parce que cela me prend du temps, d'autre part, parce que je ne suis même pas certain que ce soit particulièrement intéressant. Mais comme je trouve que ce roman-ci résonne vraiment fortement avec l'actualité, j'ai envie d'en parler.
Le "héros" du livre exerce la double profession de faussaire espion, un métier qu'il pratique en orfèvre, ne négligeant aucun détail, parce que c'est pour lui un art majeur. Quand l'un de ses faux provoque des émeutes ou des clivages dans la société, il éprouve la satisfaction du travail bien fait. Il est comme ça, perfectionniste, et s'amuse beaucoup à tirer les ficelles, tantôt d'un côté, tantôt de l'autre, exploitant à fond les biais de confirmation des uns contre ceux des autres, tirant avantage de la bêtise ambiante capable de se lever avec violence pour une cause, à la colère diffuse attendant de se réveiller à la moindre étincelle, fût-elle incarnée par un faux en écriture. Et tous les grands thèmes y passent: les juifs, les francs-maçons, les satanistes, les catholiques, les communistes, le peuple, l'armée, tous réunis autour d'une quête de pouvoir. Il maîtrise également l'art de la traîtrise, et là encore, ce n'est pas donné à tout le monde.
Ce récit résonne incroyablement à l'époque de la toute-puissance des réseaux sociaux, où chacun est prêt à s'enflammer sur le mode pulsionnel pour des croyances qu'il tient pour vérités, même les plus farfelues, dans un mouvement de diabolisation de la partie adverse réduite à l'animalité. Le tout sans bien entendu vérifier les sources d'information. Il suffit qu'un texte ait vaguement l'air crédible, qu'il cible une population que l'on tient pour responsable de ses propres ennuis, et cela suffit pour déclencher le mouvement de foule animée par la soif de vengeance et prête à la catharsis libératrice.
Ce soir, peut-être que je suis un peu fatigué mais si d'un côté j'apprécie la maestria et l'érudition d'Umberto Eco, d'un autre côté, ce texte me déprime en fait parce qu'il est trop moche pour être faux et qu'il sonne désespérément juste. Ce sont toujours les mêmes ficelles qui fonctionnent depuis l'aube de l'humanité. Simplement les publications FB et les tweets ont remplacé les feuillets-pamphlets imprimés clandestinement, les bots à fake news ont remplacé les propagandistes, et les groupes de discussion ont remplacé les bistrots mal éclairés où l'on se montait le crâne dans un entre-soi de convictions. Les tribuns ne parlent plus fort installés sur une caisse en bois, ils ont une chaîne YouTube et les likes ont remplacés les "Aye". La forme change, le fond reste le même.
Après avoir lu avant-hier L'amour est très surestimé de Béatrice Giraud qui décline magnifiquement le thème de la séparation, je crois que je vais avoir besoin de lire quelque chose de plus léger. C'est peut-être le moment de déguster mon livre joker, celui de Vania Pagano, Le secret est de boire un verre de vin avant (avant tout)", que je gardais au frais pour un moment comme celui-ci.