16 Septembre 2021
Thierry Hesse le dit lui-même à son frère, il écrit des livres peu divertissants. Une vie cachée n'échappe pas à cette règle puisqu'il s'agit d'affaires de famille, d'une enquête sur son grand-père paternel qui a traversé la vie sur la pointe des pieds, en toute discrétion. Et encore, autant le dire tout de go, cette enquête est surtout un prétexte à introspection, car chaque livre que Thierry Hesse écrit est avant tout "un voyage vers mes profondeurs". L'auteur écrit d'abord pour lui-même dans une démarche qui confine au thérapeutique. L'enquête n'avancera pas beaucoup, et ce n'est pas très grave car l'intérêt est ailleurs: l'histoire familiale cède peu à peu la place à l'histoire de la région messine et de la Meuse, à cette ligne de fracture, cette frontière franco-allemande, cette "lame cruelle au coeur des familles" et au coeur même des individus, qui a fluctué au hasard des invasions et des guerres. Tout au long de l'ouvrage, le thème de la double identité est omniprésent.
Il y a d'abord cette langue de l'envahisseur que les anciens ont apprise parce qu'ils n'avaient pas le choix, et que les plus jeunes ont dû apprendre pour d'hypothétiques carrières internationales, quand la guerre commerciale a remplacé la guerre par les armes à feu. Cette langue qui a finalement été repoussée hors des frontières quand même les noms à consonance allemande sont désormais prononcés à la française, comme une ultime incarnation de la résistance. Il y a aussi ces quelques foyers frontistes insolites du Grand Est qui appellent de leurs voeux des frontières fortes, quasiment des remparts, contre un envahisseur phantasmé. On ne peut s'empêcher de sourire à l'ironie de la situation quand au village meusien d'Ornes qui a voté à 100% pour Marine Le Pen, c'est un prêtre noir venu du Togo qui officie pour la messe de Saint-Hubert et bénit des chiens de chasse prêts à le mordre.
L'histoire familiale de l'auteur est donc très marquée par les frontières, et fatalement par les guerres. Ce grand-père était connu sous le nom de Franz, une germanisation de son vrai prénom François. Et il portait le nom d'Etgen, un nom de consonance platt francique. Son service militaire a été effectué à Strasbourg sous l'uniforme allemand qu'il a ensuite porté pendant la guerre en tant qu'infirmier, tandis que des cousins portaient eux l'uniforme français. Etait-ce pour cela que deux guerres et un génocide plus tard, ce grand-père, tailleur de profession, s'est fait très discret ? Discret au point d'habiter un appartement sombre, le "tunnel", rue des Loges à Metz. Discret au point d'apparaître pour la première fois tel "une ombre" à un Thierry Hesse alors âgé de sept ans. Et surtout discret au point de ne laisser quasiment aucune trace dans l'histoire et dans la famille "comme si un pacte, dont il ne savait rien, avait été conclu entre les différents témoins de sa vie." On apprend qu'il ne s'entendait pas avec son fils, qu'il a disparu des traditionnelles photos familiales quand ce dernier est devenu jeune adulte, et qu'il n'existait déjà pratiquement plus dans les conversations quand l'auteur était enfant. C'est peu.
C'est au hasard de l'émancipation professionnelle de sa mère que l'année de ses sept ans, Thierry Hesse s'est retrouvé à passer chaque mercredi et jeudi du temps avec Franz, cet homme "fait d'os et de silences" qui, contre toute logique, ne portait pas le même nom que lui. Il découvre chez lui une chambre dédiée à son oncle Jack et décorée en style colonial, une canne à pommeau en tête de perroquet. Peu de conversations, quelques promenades au jardin botanique. Et c'est à peu près tout ce qu'il emportera comme souvenirs pour tenter de reconstruire 50 ans plus tard l'histoire de cet homme effacé. Quasiment un fantôme.
De fantôme, il est aussi question dans Une vie cachée. L'auteur se revendique comme un grand sceptique, il n'accorde aucun crédit aux phénomènes surnaturels. Et pourtant, c'est lors d'une promenade en forêt meusienne qu'il aperçoit très clairement à trente mètres de lui, l'écrivain Claude Simon, à cheval. Claude Simon est pourtant mort depuis douze ans. Thierry Hesse retient la thèse de l'hallucination pour expliquer cette apparition. Pour autant, cette vision va remettre du carburant dans l'enquête qui s'essouffle. Claude Simon est en effet l'auteur d'un livre-phare, L'acacia, qui est une enquête d'un fils sur son père disparu à Madagascar sur la base de ses souvenirs d'enfance. La coïncidence est troublante, et c'est grâce à elle que l'auteur emmènera le lecteur jusqu'au terme de la promenade dans le temps.
Au bout du compte, le projet de sortir un aïeul de l'oubli n'aura pas abouti à une biographie, les secrets n'auront pas été percés, Franz Etgen, déjà un spectre de son vivant, sera retourné errer. Il y avait trop d'ellipses, trop de discrétion, pas assez de traces. Mais au fond, comme le disait Robert Louis Stevenson, l'important, ce n'est pas la destination, mais le voyage en lui-même. Et ce voyage, géographique, historique et poétique, aura bien eu lieu.
Collection Littérature francaise Parution 26 août 2021 Livre 140 × 205 mm 192 pages EAN : 9782823618419 17,00 € Quand on est né à Metz, les histoires de famille ressemblent à des leçons d'...
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