16 Septembre 2021
Pas dormir est un livre écrit par Marie Darrieusecq, dont le titre m'a immédiatement parlé. Dans sa dédicace, l'auteure, rencontrée au Livre sur la Place à Nancy, m'a simplement écrit "en solidarité insomniaque". Parce que les personnes qui me connaissent, et encore plus les personnes qui ont partagé ma vie au quotidien, le savent: je ne suis pas un grand dormeur et j'ai l'insomnie facile. Les "cernes qui ont la couleur des ecchymoses" en sont nos silencieuses marques. Sachant que l'une de mes stratégies pour dormir est de lire jusqu'à ce qu'arrive le train du sommeil, j'ai préféré lire ce livre de jour pour ne pas être interrompu.
Pas dormir aurait tout aussi bien pu s'intituler "A la recherche du sommeil perdu", tant Proust y tient une place particulière, parmi d'autres grands noms de l'internationale des grands insomniaques comme Kafka, Woolfe, Gide, Kant, Murakami, Duras, Césaire, Ovide (liste très loin d'être exhaustive), dont les citations ponctuent abondamment les pensées libres de Marie Darrieussecq. Ce livre a été essentiellement mûri et écrit pendant ses phases d'insomnie dans le creuset d'un état de conscience altéré, l'hypnagogie, antichambre du sommeil, que l'auteure appelle la "zone", reconnaissable à l'omniprésence de la dérive par associations d'idées. "L'insomnie est une des formes spiralées de l'angoisse" et l'une des caractéristiques de la spirale, c'est qu'elle avance en repassant par les mêmes zones. Ce livre est construit sur une spirale d'insomnie, et si l'on y regarde de plus près, on peut remarquer des phrases un peu plus hallucinées que les autres; c'est peut-être la proximité de cette heure de 4h04, récurrente pour l'auteure. L'écriture suit le fil d'une pensée entre veille et rêve qui n'est pas sans rappeler "Le festin nu" de William Burroughs, écrit sous substances. C'est un patchwork décousu en apparence - mais très cohérent en réalité dans sa globalité - de pastilles dont le point commun est le sommeil. Une approche circulaire, qui avec les associations d'idées, est un autre outil de la psychanalyste que Marie Darrieussecq fut dans sa vie d'avant l'écriture, pour explorer l'atlas du dormeur: chambre, lit, somnifères, hôtels, alcools...
L'insomnie est la véritable héroïne de ce livre qui s'écoule comme un rêve parsemé de micro-réveils et d'apparitions spectrales. Les incubes et les succubes ne sont pas loin de ces demi-sommeils hantés. On frôle l'écriture automatique des médiums, le channeling des autres écrivains insomniaques morts qui prennent le contrôle de la main de l'auteure pendant la transe.
En lisant ce livre m'est revenue en musique de fond la chanson "I'm So Tired" des Beatles, où John Lennon , en proie à ses démons intérieurs, implore plus qu'il ne chante les effets de l'insomnie, démons qu'il chassera à coup d'alcools, de LSD puis d'héroïne. Pour retrouver le sommeil, Marie Darrieussecq a elle aussi tout essayé, méthodiquement qui plus est. Des techniques les plus douces, au gadgets révolutionnaires glanés sur la Toile, à la médecine lourde (dont elle fait un inventaire à la Bret Easton Ellis plus qu'à la Prévert), rien ne fonctionne de manière durable, l'insomnie est la plus forte. Ce sont néanmoins les barbituriques, dont elle connaît sur le bout des doigts les effets et les meilleures circonstances pour les prendre, qui ont sa préférence, mâtinés d'alcool, dans des dosages maîtrisés. Car il ne s'agirait pas de franchir le Rubicon comme d'illustres artistes l'ont fait avant elle, elle a trois enfants et un appétit de vivre toujours présent.
Marie Darrieussecq explique les circonstances qui lui ont fait perdre le sommeil: l'arrivée de trois bébés rapprochés dans sa vie. Il y a un avant, âge d'or où le sommeil était facile, et un après. Il y a peut-être aussi un peu du succès littéraire qui l'a emmenée dans un état d'esprit en alerte. Et un peu des nouvelles technologies qui font que désormais "par le miracle de la technique, aucun n'a le droit de dormir tranquillement dans la monstruosité de l'excitation" et qui font que "l'ennui est remplacé par l'impatience".
Pas dormir est plus un objet littéraire qu'un livre, un équivalent réticulaire des cent vues du Mont Fuji où ce sommet figure ce sommeil devenu désormais inaccessible, une peinture rupestre animiste pour prier les dieux de la nuit afin qu'ils ramènent à son auteure l'espérance d'un retour du sommeil. Ou lui permettent de percer le secret de Paul Kern, cet ancien soldat hongrois qui, ayant pris un éclat d'obus dans la tête lors de la première guerre mondiale, n'a plus jamais dormi durant les quarante années qu'il lui restait à vivre, sans ressentir la moindre sensation de fatigue. Car au fond, l'ennemi, ce n'est pas tant l'insomnie que la fatigue qui en découle. Et c'est à chacun de trouver sa façon de composer avec elle. Pour Marie Darrieussecq, c'est l'écriture, et c'est très bien comme ça!
" J'ai perdu le sommeil. Je me suis retournée sur mes pas et il ne me suivait plus. Il s'était détaché de moi, et j'errais sans lui dans la nuit. " Marie Darrieussecq souffre d'insomnie depuis ...
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