La longueur de la route entre le sud de la France et le Luxembourg ainsi que le fait de ne pas conduire m'ont laissé le temps de déguster Eloge de la fuite, d'Henri Laborit, qui m'a été chaudement recommandé par un ami en tant que livre préféré. Après le Bug humain, l'exploration du rapport entre la nature de la conscience humaine et la sociologie résultante continue.
Premier constat, c'est un livre dense. Une brique. Il y a beaucoup d'informations et Henri Laborit ne fait pas d'effort particulier pour vulgariser. Il parle à son lecteur en présupposant que celui-ci dispose de suffisamment d'acquis pour en comprendre ses messages. Il fait le pari de son intelligence et c'est tout à fait louable. Sans doute qu'en 1985, date où il a été écrit, cette pratique était courante et qu'il était tout à fait accepté qu'un livre nécessite de nombreuses lectures. A l'heure actuelle, il me semble que la recrudescence d'ouvrages pose plus que jamais la question du choix de l'apprentissage: en largeur ou en profondeur ? A-t-on vraiment le choix de lire plusieurs fois le même livre ? C'est une question que je me pose tous les jours. Et dans les faits, je ne relis que très rarement un livre.
Deuxième constat, il s'agit d'un livre à la frontière entre biologie, sociologie et philosophie. Seul un auteur du calibre d'Henri Laborit qui a voyagé toute sa vie entre différentes expertises est capable d'avoir un regard transversal d'une telle acuité. Et il se trouve que j'ai une admiration particulière pour toutes ces personnes que les frontières interdisciplinaires n'ont pas arrêtées dans leur envie de comprendre le monde. Ici, le regard est scientifique et il s'agit de trouver la racine des invariants sociologiques dans la neurobiologie du cerveau des individus.
Plusieurs thèmes sont abordés à la façon de dissertations philosophiques, dans une linéarité qui m'échappe. Le fond commun entre ces chapitres est une vision de l'homme en tant que machine biologique, intégralement déterminée par son inconscient, son système nerveux, ses organes, les molécules qui les composent et les atomes qui les construisent. Ce robot de chair évolue dans un monde cybernétique entièrement déterminé lui aussi. Soyons clairs, pour Henri Laborit, la liberté n'existe pas, ou plutôt elle correspond (au même titre que le hasard) à une mauvaise connaissance du terrain. Nulle transcendance pour lui. Pas de hasard, pas de liberté, et tout ce qui en résulte (libre arbitre, amour, société, travail, bonheur, vie politique...) ne sont que des propriétés émergentes de ces atomes en mouvement. Autant dire que c'est une vision particulièrement déprimante de la vie. La conscience ne serait que le support temporaire d'une structure vivante sélectionnée par l'évolution pour son efficacité à se reproduire. Rien de plus.
Autant le dire tout de suite, je ne partage pas cette vision. Je crois en la transcendance, tout en étant conscient que c'est peut-être une façon de rendre soutenable l'absurdité de la vie telle que présentée par Henri Laborit. Et je crois que mon salut tient dans le théorème d'incomplétude de Godel qui n'est jamais abordé dans ce livre. Toute théorie repose sur des théorèmes indémontrables, des hypothèses qui doivent être acceptées. Ici, c'est l'hypothèse de la non-dualité de la conscience, partagée par la très large majorité des scientifiques de nos jours.
Mais ce livre est un exposé brillant, érudit, d'une grande intelligence, c'est indéniable. J'aurais adoré écouter Henri Laborit en conférence. Heureusement qu'il reste les livres et de bons amis pour en recommander la lecture.