J'ai beaucoup aimé le dernier Emmanuel Carrère, Yoga, une rétrospective lucide de tentative avortée de transcendance. On a beau essayer de se dépasser, par nos réalisations extérieures, par la place qu'on essaie d'occuper ou par notre invisible transformation intérieure, il faut beaucoup, beaucoup d'essais pour faire quelques pas en avant, et ensuite réaliser que de toutes façons, le sol est mouvant (j'avais écrit mouvement, ce qui est sans doute encore plus fort) et qu'il nous amène où il veut. La vie nous crie chaque jour que toute résistance est vaine et qu'il faut se rendre (les newagers parlent de lâcher-prise mais les newagers me gonflent), et Emmanuel Carrère en fait le constat, lui qui a fait des heures de méditation avec 3g d'alcool dans les veines, lui qui pendant son stage de vipassana apprend qu'un très bon ami à lui, Bernard Maris, vient de se faire tuer dans les locaux de Charlie Hebdo, lui qui malgré toutes ses tentatives d'y échapper sombre régulièrement dans la dépression profonde. Lâcher prise n'est pas si facile. Doit-on ignorer la détresse des Indonésiens alors qu'ils viennent d'être victimes du pire tsunami de l'histoire et à l'instar d'un groupe de new agers continuer un stage ayurvédique au milieu des décombres et des morts ? Doit-on comme le Bouddha féliciter celui qui abandonne à la famine femme et enfants pour rester concentré en posture méditative ? Doit-on se fixer des objectifs quand les sages disent que le chemin est l'objectif ? Doit-on ne pas se poser de questions et être l'instant présent sans le savoir ?
Au travers de ce livre, Emmanuel Carrère nous montre à quel point il est paumé, malgré la pratique de la méditation qui lui sert de boussole. Et c'est précisément ça que j'aime chez lui, parce que je peux très facilement m'y identifier! La vie nous est offerte sans mode d'emploi, dans toute son absurdité, on souffre, on est heureux, on apprend à reconnaître la beauté, on essaie de construire quelque chose, mais n'est-ce pas là, comme le soulignait Desproges, juste une façon de s'occuper en attendant la mort ? J'aime les gens qui n'ont pas de certitudes, qui ne savent pas, qui savent qu'ils ne savent pas et qui le reconnaissent. J'aime les gens qui font ce qu'ils peuvent. J'aime les gens qui disent peut-être. Et surtout, j'aime les gens qui aiment parce qu'au milieu de cette incertitude chaotique générale, se serrer les coudes et poser son front contre le front d'un autre semble être l'une des rares choses qui ne soit pas vaine. J'aimerais aux derniers instants de ma vie pouvoir dire que j'ai vécu sans trop faire chier les autres, mais je sais qu'exister, c'est prendre de la place, prendre de l'air aux autres, et que malgré les meilleures intentions du monde, tout comme Emmanuel Carrère, j'ai failli. Et au final, peut-être que ce n'est pas très grave.