20 Septembre 2021
C'est lors du Livre sur la Place, le salon du livre de Nancy, que j'ai fait la rencontre de l'écrivaine Catherine Cusset. Assise à côté de Marc Dugain avec qui je venais de discuter de son dernier livre "La volonté", elle a rejoint la conversation en train de se terminer, en payant l'amie qui m'accompagnait et moi-même d'un sourire qui parlait à la fois de retenue et d'ouverture. A quoi tient une décision d'achat parfois ? Une vingtaine d'exemplaires de son dernier livre devant elle, c'est tout simplement le titre La définition du bonheur qui a retenu notre attention, dans l'écrin de ce sourire et de cette voix. A ma question malhabile "Alors c'est quoi le bonheur ?" elle n'avait évidemment pas de réponse et ne promettait évidemment pas qu'il y en aurait une dans son livre. Mon amie et moi, en plein questionnement sur la liberté et le bonheur, sommes ainsi repartis avec un exemplaire chacun, conscients que la raison de notre acte achat n'avait pas grand chose à voir avec la raison justement. Juste un bon feeling.
Catherine Cusset n'est pas une nouvelle venue dans l'espace littéraire francophone. Mais malgré une vingtaine de romans à son actif, quelques prix dont le Goncourt des lycéens 2008 (l'un des prix ayant le plus de valeur à mes yeux) pour Un brillant avenir, et le fait d'être publiée chez Gallimard, je n'avais encore jamais rien lu d'elle. Trop de livres à lire, pas assez de temps, le refrain habituel! Ce n'est désormais plus le cas, et je ne regrette absolument pas d'avoir cédé à l'impulsion.
La définition du bonheur est une exploration du temps long, celui qui sépare l'adolescence de la cinquantaine finissante, une quarantaine d'années propice au rêve et à la projection dans le futur, que ce soit en matière de relations amoureuses ou de vie professionnelle. Construit comme la mise en parallèle des chemins de vies de deux femmes, chaque narration à la première personne, le roman s'ouvre sur la scène d'enterrement de l'une d'entre elles, Clarisse, décédée à 58 ans racontée par l'autre, Ève. Dès le départ, le lecteur sait donc que ces deux femmes ont un lien entre elles et on devine que la nature de ce lien sera révélée plus tard. Ce ressort narratif posé, l'histoire peut retrouver sa chronologie naturelle et les destins prendront tout le temps nécessaire pour se croiser.
Clarisse est une femme dont la vie amoureuse restera marquée par un traumatisme fondateur: celui d'un viol collectif perpétré par trois adolescents à son encontre et vécu alors qu'elle était très amoureuse de l'un d'entre eux, le plus beau. L'expérience sera très vite refoulée mais l'inconscient est un marionnettiste. Ayant très vite fait la séparation entre amour et sexe, elle assumera son goût pour l'esthétique (celle du corps, celle de l'art asiatique) et préfèrera les hommes beaux qui ne la respectent pas particulièrement, mais puisqu'elle n'a pas une grande estime d'elle-même, cela lui convient. Le père de ses trois enfants est d'une beauté - mais aussi d'un égoïsme - à couper le souffle, qui la trompe quand l'occasion se présente et la quittera du jour au lendemain pour sa meilleure amie et la laissera en charge des enfants. Une dernière tentative de relation stable tombe à l'eau quand son compagnon, un artiste génial que ses enfants adorent tombe dans une dépression pathologique et disparaît de sa vie. Mère isolée tout comme sa mère qui lui avait un jour proféré: "Toi aussi tu finiras seule!", parisienne en précarité professionnelle, elle va dès lors renoncer à la stabilité amoureuse, collectionner les amants et trouver l'épanouissement dans la succession des nuits passées à faire l'amour avec des hommes jeunes au physique presque parfait. Dispensée des obligations maritales et sans ambition professionnelle, Clarisse est une femme libre, de l'ici et du maintenant. Elle profite au maximum de cette liberté qui lui procure aura et pétillance, fait briller les yeux des hommes tandis que les autres femmes se méfient d'elle. Considérée comme un électron libre, sa philosophie de vie pourrait se résumer à la phrase suivante: "les fous sont ceux qui se promènent sur la plage sans ramasser les galets avec des lignes blanches." En secret, Clarisse voudrait devenir écrivaine et fréquente un atelier d'écriture où l'on détecte un talent certain chez elle mais où la bienveillance de surface laisse place aux saillies du jugement: même dans cet espace de liberté, on la voudrait plus conformiste.
Ève est le contraire de Clarisse bien qu'elle aussi ait été d'une certaine manière abandonnée par son père. Femme forte, capable d'accoucher dans un taxi garé le long d'une rue de New-York après avoir résisté aux injonctions de sa belle-mère qui lui recommandait d'aller tout de suite à l'hôpital, possiblement castratrice avec les hommes, elle est plutôt de celles qui affichent une belle réussite professionnelle, réussissent leur intégration dans la société quitte à renoncer à leur épanouissement notamment sexuel. La relation qu'elle vit avec son mari est stable, forte, empreinte d'amour et de respect, mais se transforme peu à peu en désert sensuel et calme. Ève, qui connaît une reconnaissance grandissante dans le milieu culinaire new-yorkais, est obsédée par la cuisson des macarons, ce qui a toutes les apparences d'un TOC. Ça sent la névrose des rêves enfouis, et ce n'est peut-être pas un hasard si le cancer - dont elle se remettra - la frappe un jour en son sein. Ève n'est pas une femme libre, et hormis une relation adultère qui la surprend et lui offre une bouffée d'oxygène, et des voyages, elle connaît une vie de routine et se plonge dans le travail pour mieux s'oublier jusqu'à l'addiction: c'est une workaholic "à l'immense énergie, qui prend toute la lumière, et provoque la perte d'élan vital des hommes.".
"Le destin des secrets est de ressortir au grand jour." Il y a bien entendu un moment où les deux histoires cessent d'être parallèles et se rejoignent autour du secret, apportant une dimension chorale à ce roman et où l'on peut apprécier d'autant plus le contraste entre deux stratégies de vie: d'un côté, le lâcher-prise, de l'autre le contrôle. Dans La définition du bonheur et contrairement à ce que pourrait suggérer le titre, aucune de ces stratégies n'est supérieure à l'autre. Chacune se fait sa propre définition du bonheur en fonction des cartes qui lui ont été données, des aléas et des accidents de la vie. Il n'y a aucun jugement à porter sur ces deux vies en symétrie centrale. Le bonheur, c'est peut-être ça: la beauté fugitive des reflets du soleil aux perles de rosée posées sur une toile d'araignée, la jouissance dans la communion des corps amenés à vieillir et à se flétrir, ces pics d'intensité parsemés au milieu d'une vie de solitude profonde, où comme le chantait Neil Young, "It's better to burn out than to fade away" - il vaut mieux brûler franchement que s'éteindre à petit feu. Ou bien c'est peut-être quelque chose de moins risqué, de plus calme, constant et durable. En tantrisme, on parle d'orgasme de pic et d'orgasme de vallée, et les deux propositions se valent.
La définition du bonheur est un livre à l'écriture simple, sans effet de manche stylistique, où la poésie réside dans la description les vies des deux protagonistes et dans les dialogues intérieurs, où l'empathie se fait de plus en plus forte malgré le sentiment d'impuissance et où l'on risque de s'attacher à l'un ou l'autre des personnages. Il y a fort à parier que nous connaissions tous des Clarisses et des Èves sur lesquelles nous ne pouvons nous empêcher de porter des jugements, plus ou moins lapidaires. Ce livre, en nous plongeant sous la surface des vies, nous invite à nous départir de nos jugements en nous amenant à prendre conscience que décidément, chacun fait ce qu'il peut, mais aussi que la liberté a un prix dans une société essentiellement conformiste.
" Famille, désir, couple, maternité, vieillissement... on retrouve Catherine Cusset telle qu'on l'aime, regardant sans apitoiement ses personnages arbitrer leurs dilemmes et leurs contradictions ...
http://www.gallimard.fr/Catalogue/GALLIMARD/Blanche/La-definition-du-bonheur