Avec son titre Le naufrage des civilisations, le dernier essai d'Amin Maalouf peut laisser penser de prime abord qu'il s'inscrit dans l'esprit alarmiste du temps et qu'il viendra apporter des arguments aux tenants de la collapsologie dont je suis (à regret). Et d'une certaine manière, c'est bien le cas. Le mot tristesse employé au singulier ou bien dans son acception plurielle revient en effet souvent ponctuer les chapitres. Tristesse devant le constat que l'utopie levantine n'est plus que ruines aujourd'hui. Tristesses devant les fragmentations du monde et la disparition des tissus sociétaux. Tristesse devant cet univers des possibles que l'humanisme qui l'habite lui permet d'envisager mais que la réalité taillé cruellement en pièces à chaque fois. Peut-être suis-je si sensible aux écrits d'Amin Maalouf pour cette seule raison que je me reconnais en cet incorrigible optimiste qui au crépuscule de sa vie fait le bilan dépassionné des opportunités gâchées.
D'un autre côté, ce n'est pas un livre de collapsologie mais bien un livre d'histoire contemporaine dont la démarche consiste à répertorier pour les analyser les événements géopolitiques clés vécus dans le monde arabo-musulman depuis la deuxième moitié du XXème siècle. Car l'empire du Levant dans sa multiculturalité a été un creuset, un laboratoire régional, et d'une certaine manière un âge d'or où les différences de religions et de langues n'étaient pas sources de clivage mais au contraire d'un foisonnement fertile où le futur s'envisageait sereinement et humainement. Or, Amin Maalouf, qui a longtemps été journaliste et a vécu les événements dont il parle en leur coeur même, et souvent en tant que témoin direct, a vu le monde de ses parents s'effriter, morceau par morceau, événement par événement. Beaucoup de connexions entre ces événements ne lui étaient pas apparues sur le moment. Mais aujourd'hui, le lien entre la Guerre de 6 jours qui a tué les rêves panarabistes de Nasser, le choc pétrolier de 1973, le retour des conservatismes en 1979-1980 (révolution islamique en Iran, arrivée de Thatcher, de Reagan), les affrontements entre grandes puissances mondiales par communautés religieuses interposées au Liban, les dernières tentatives en Afghanistan par l'Union Soviétique de garder une souveraineté par la force, le tout sur fond de victoire de la pensée d'Adam Smith, sont aujourd'hui autant de manifestations d'un naufrage plus global.
Amin Maalouf, plus que beaucoup d'autres, a appris de cette histoire récente, a affûté son regard, et est maintenant en mesure de reconnaître ailleurs ce même délitement qui a anéanti la civilisation du Levant. Et son constat est sans appel. Le magnifique projet européen qui se fragmente jusqu'à l'agonie au travers de recroquevillements identitaires, les Etats-Unis d'Amérique qui sont passés à côté de l'opportunité de représenter une crédibilité morale à l'échelle mondiale et qui se replient de plus en plus sur eux-mêmes, la Chine qui s'est engagée dans la voie du capitalisme le plus débridé qui soit, la Russie humiliée depuis 1989 avec ses aspirations de revanche qui se reconstruit sur les cendres de son identité, toutes les planètes s'alignent dans le sens d'un effondrement durable de l'équilibre géopolitique tel que nous le connaissons depuis plusieurs siècles...
Aujourd'hui, les universalistes, qui considèrent l'homogénéité identitaire comme une chimère, sont traités au mieux comme suspects, le plus souvent comme des traîtres. Et parmi eux les scientifiques comme les climatologues qui voudraient réunir les forces en présence pour combattre un ennemi commun: le réchauffement climatique. Touche orwellienne finale: les technologies actuelles permettent comme jamais auparavant de marquer à la culotte chaque citoyen du monde et qui, entre de mauvaises mains, deviendront un instrument de contrôle redoutable.
La collapsologie se réclame de la science, universaliste par essence. Il s'en défendrait très probablement, mais je ne suis pas loin de penser qu'Amin Maalouf y apporte désormais sa pierre au travers de son regard d'historien humaniste.