17 Septembre 2024
Adeline Fleury n'en finit pas de me surprendre. Je l'avais découverte à travers son Petit éloge de la jouissance féminine, puis suivie sur l'île d'Ischia qui faisait office de décor paradisiaque pour son roman de 2022, Les frénétiques. Je la retrouve aujourd'hui à la croisée des genres dans une nouvelle fiction cinématographique à la frontière entre fantastique et réalité, un roman paru en 2024 aux Editions de l'Observatoire, à la magie épaisse, humide, poisseuse. L'histoire a pour cadre un petit village posé sur les côtes normandes non loin d'un port, au coeur de la ruralité, mêlant embruns iodés à l'odeur acre et imposante du purin. Tandis que villageois et paysans vivent encore à l'ancienne, à la rude, ceux qui travaillent à la ville se sont installés dans un lotissement moderne sans âme et sans originalité où ils trompent leur ennui dans une course à l'uniformité. C'est à peine si tous ces gens ont un prénom. C'est dans cet univers sans surprise, aux rouages bien huilés, où mondes ikéatisé et rural se jouxtent sans se toucher, que des grains de sable vont surgir et se multiplier, entre autres sous la forme de mutilations animales.
Il n'est d'ailleurs pas nécessaire d'attendre bien longtemps avant d'être immergé dans l'ambiance du lieu. Tout commence par une pluie de grenouilles décrite dans un incipit musclé, qui rappelle évidemment l'une des plaies punitives de l'Egypte et évoque une culpabilité collective liée au lieu. Ambiance ! Je me revois une vingtaine d'années en arrière, spectateur de cette scène mythique qui clôture le film Magnolia et qui illustre la stupéfaction et ce sentiment persistant de punition divine, d'appel du ciel à la rédemption. Le climat... Il est omniprésent, et ce n'est sans doute pas un hasard si le livre s'intitule Le ciel en sa fureur, il en est tout simplement l'un des personnages principaux.
Très rapidement, les habitants du village vont se trouver confrontés à des actes de cruauté envers des animaux, actes qui semblent le fait de l'humain, mais dont la furtivité interpelle. À tel point que les esprits commencent à s'échauffer et les imaginations à imaginer. La suspicion et la méfiance s'installent. Face au mystère et face à la barbarie invisible, les vieilles légendes traditionnelles et les superstitions sont convoquées, car l'être humain a besoin d'explications, quand bien même celles-ci seraient irrationnelles. On évoque alors le Varou, les goubelins, les lutins, le môron, ou même un fêtet, c'est-à-dire un enfant-fée. La force du récit d'Adeline Fleury réside dans le fait que ces hypothèses sont soulignées, accentuées, par les éléments naturels - comme cet hiver qui arrive bien plus tôt que prévu - ou par des phénomènes à la lisière du paranormal comme ce veau albinos (censé porter porte malheur) qui naît dès les premières pages. Par moments, on pourrait se croire dans un livre de Stephen King (et c'est pour moi un compliment) tant l'écriture est immersive, dense et efficace.
Dans ce décor, deux femmes néorurales se font une place dans un monde d'hommes. Il y a la grande Stéphane, maréchale-ferrant qui préfère les femmes et qui a fui la ville quelques mois avant, afin de prendre un nouveau départ après la perte de sa compagne. Il y a aussi Julia, la nouvelle vétérinaire du village, celle qui remplace petit à petit le Vieux qui, à 78 ans, n'est plus physiquement en mesure de tenir la charge, malgré l'aide de sa rebouteuse de femme, la Vieille. Et puis il y a aussi le petit Jojo, le fils du Vieux et de la Vieille, dont les circonstances de la mort il y a quelques décennies n'ont jamais été résolues...
Rapidement, Julia et Stéphane sont rejointes par un journaliste de la presse quotidienne régionale, "de la ville", Guillaume. Ensemble, ils vont alors tenter de comprendre ce qui se passe. Et tandis que les crimes continuent de se produire, l'enquête va les amener à croiser le chemin d'un enfant bien mystérieux.
J'ai beaucoup aimé ce roman écrit de façon extrêmement sensitive et qui m'a donné le sentiment d'y être, en immersion presque. Adeline Fleury joue habilement avec le retour du refoulé, avec les références livresques et cinématographiques. On se croirait par moments dans la série True Detective, ou dans le film Magnolia, dans Frankenstein, ou encore dans Les hauts du Hurlevent tant la réalité s'augmente des légendes normandes, des superstitions régionales et tant le climat est à l'image des événements. Jusqu'au bout, elle entretient l'ambiguïté de la possibilité du surnaturel. Lorsqu'on l'a commencé, il est difficile de s'arrêter !