8 Septembre 2023
Algues vertes, l'histoire interdite est l'histoire d'un déni, d'un secret de polichinelle, d'un roi nu. C'est l'histoire d'une vérité inacceptable tant elle révèle un système et ses multiples rouages au sein des mondes agricole, industriel, agroalimentaire et politique. Une histoire qui fait que l'on tire sur les messagers pour ne pas avoir à entendre le message. C'est l'histoire d'un symptôme d'une société malade de l'appât du gain. Une banale histoire de pollution.
La Bretagne est une région magnifique, gorgée d'histoire et de mystères, au climat océanique tempéré et aux terres fertiles favorables à l'agriculture et à l'élevage. Avec 60% du territoire régional consacré à l'agriculture, elle est l'une des premières régions agricoles d'Europe. En termes d'emploi dans le secteur primaire, elle touche des dizaines de milliers de personnes, et tout autant dans le secondaire et le tertiaire. La Bretagne, à elle seule, nourrit un Français sur trois, essentiellement du fait de l'industrialisation depuis les années 1970. C'est pourquoi, lorsqu'un dysfonctionnement survient dans ce secteur, l'affaire se révèle très délicate à gérer du point de vue du public et de la communication, tant les enjeux sont grands.
En juillet 1989, un premier décès survient dans la baie de Saint-Michel-en-Grève, une petite commune des Côtes-d'Armor située près de Lannion. Le corps d'un joggeur est retrouvé enfoncé dans des algues vertes accumulées sur la plage. L'odeur pestilentielle qui s'exhale lors du constat du décès semble établir un lien avec les algues en décomposition, mais aucune autopsie ne sera faite malgré la demande du médecin en charge du certificat de décès. Dix ans plus tard, un ramasseur d'algues est retrouvé inanimé dans son tracteur au même endroit, au milieu des algues vertes. Le médecin, toujours le même, tente d'alerter les autorités sanitaires, mais n'obtient pas la moindre réponse. En 2008, deux chiens meurent lors d'une promenade. Leur propriétaire, assistante vétérinaire, procède à leur autopsie le jour même et constate qu'ils sont morts par asphyxie. Dans l'impossibilité de porter plainte ("il n'y a pas lieu de porter plainte pour des chiens morts"), elle décide de s'exprimer dans la presse et d'établir publiquement le lien avec les algues vertes dont il est établi qu'elles produisent du sulfure d'hydrogène (H2S) lors de leur phase de décomposition.
L'affaire prend alors une tournure publique. Le médecin et l'assistante vétérinaire entrent en contact avec l'association Halte aux marées vertes, un reportage est diffusé dans l'émission Thalassa. De nombreux élus et chefs d'entreprise bretons tirent à boulets rouges sur les journalistes. Certains élus au contraire participent à étoffer le dossier en rapportant d'autres cas de chiens morts dans les mêmes conditions, ou en expliquant que le risque d'intoxication au H2S était tellement connu que des panneaux avaient été posés pour interdire l'accès aux plages touchées par l'accumulation d'algues vertes, ou encore que des taux mortels de H2S dans l'air avaient été enregistrés par la DDASS en 2008.
J'étais au Festival Interceltique de Lorient quand la nouvelle est tombée dans le Télégramme qu'un cheval était mort dans les algues et que son cavalier était hospitalisé. Une nouvelle qui venait s'ajouter à la mort d'un ramasseur d'algues à la même période. Le cavalier parvient contre vents et marées à faire autopsier l'animal et il est enfin établi rigoureusement que celui-ci est mort des suites d'une intoxication aux algues vertes. L'affaire est désormais nationale. Plusieurs ministres de l'époque tentent de briser l'omerta, mais cette dynamique se perd dans les méandres du système juridique qui conclut à un non-lieu et à la responsabilité du cavalier dont les problèmes de santé seraient dus à un "choc émotionnel" suite à la mort de son cheval. L'analyse toxicologique de l'ouvrier ramasseur d'algues conclut elle aussi à une intoxication au H2S mais c'est l'analyse elle-même qui est ensuite mise en cause. Une nouvelle fois, la bombe est désamorcée.
En 2011, ce sont 36 sangliers qui sont retrouvés morts embourbés dans les algues. En 2016, un autre joggeur décède lui aussi dans les algues, il est enterré sans que la moindre analyse sanguine ou autopsie ne soit conduite. L'analyse qui est faite après son exhumation révèle des taux de H2S très élevés mais est rendue caduque par le délai. L'omerta a la vie dure...
Ces algues vertes prolifèrent depuis les années 1970, depuis l'arrivée de l'élevage intensif en Bretagne, qui produit des lisiers et de grandes quantités d'azote qui favorisent l'eutrophisation en mer des ulves, des algues marines très communes, qui s'accumulent sur les plages et estrans au gré des marées. Ces algues vertes ne sont rien d'autre que le symptôme visible de l'industrialisation agroalimentaire. Algues vertes, l'histoire interdite dépeint un bras de fer inégal entre quelques citoyens dispersés et des autorités qui ont toute latitude pour tordre les faits, empêcher les analyses, influencer les juges. Ces autorités ont le soutien massif des éleveurs, devenus malgré eux des ouvriers de l'agroalimentaire, des chefs d'entreprise locaux et surtout des gros industriels et distributeurs français, ainsi que des lobbys qui représentent leurs intérêts auprès des décideurs politiques. "On ne mord pas la main qui nous nourrit": ce pourrait être le résumé de cette enquête présentée sous forme de bande dessinée, primée à de multiples occasions depuis sa sortie en 2019 aux éditions Delcourt. En 2023, le film éponyme réalisé par Pierre Jolivet dans des conditions très difficiles (il a dû contourner de nombreuses interdictions de tournage et a failli ne pas être financé par la région Bretagne) a relancé les polémiques. Bien que les faits soient désormais scientifiquement établis, le déni bat son plein. Pour autant, la bande dessinée et le film sont de grands succès populaires, et j'y vois personnellement là une raison de me rassurer un peu.
L'auteure de la bande dessinée, Inès Léraud, est une journaliste d'investigation dont la vocation est venue très jeune. Dès ses études en philosophie à la Sorbonne, elle étudie pour son mémoire la question de la science face au monde industriel. Puis elle se penche sur le problème du mercure présent dans les amalgames dentaires dans le cadre d'un reportage qui sera diffusé sur France Inter. Pour ce faire, elle fréquente un cabinet d'avocats qui représentent les victimes d'intoxication (parmi lesquelles sa propre mère). Elle s'intéresse ensuite aux victimes de pesticides en Bretagne et c'est là qu'elle décide de couvrir le sujet des algues vertes.
Inès Léraud est l'exemple même du fait que parfois une personne décidée a le pouvoir de faire vraiment changer le regard de la société sur une problématique donnée, de se faire grain de sable dans une mécanique toxique bien huilée. Ce n'est pas sans me faire penser à Marie-Monique Robin, Michael Moore, Denis Robert, l'association L214 ou encore Erin Brockovitch. Et c'est très inspirant ! Algues vertes, l'histoire interdite est un livre à lire absolument, ne serait-ce que pour récompenser le courage qu'il a fallu pour le faire exister, mais aussi pour apprécier le trait de son dessinateur Pierre Van Hove.
A l'heure où je rédige cette chronique, je n'ai pas encore vu le film. Mais je me promets de le faire dès que l'occasion se présentera.
Algues vertes, l'histoire interdite
Pas moins de 3 hommes et 40 animaux ont été retrouvés morts sur les plages bretonnes. L'identité du tueur est un secret de polichinelle : les algues vertes. Un demi-siècle de fabrique du silen...