Le marathon est une épreuve mythique en soi, entre cette distance de 42.195 km qui transcende le corps en le poussant dans ses derniers retranchements et ses origines grecques plurimillénaires. Le mythe rejoint le Mythe lorsque cette course a pour décor les olympiades. Mais un mythe encore plus fort se niche au coeur du coeur, celui de la victoire d'Abebe Bikila lors des jeux olympiques de Rome en 1960.
Cette course est le thème du dernier livre de Sylvain Coher, Vaincre à Rome paru chez Actes Sud. Probablement écrit pour être lu en 2h15 et une poignée de secondes, il offre une version sublimée de tout ce qui s'est joué, minute après minute, autour de cet Ethiopien, inconnu jusqu'alors, militaire et berger, un quart de siècle seulement après la victoire militaire de l'Italie impérialiste de Mussolini.
Les symboles sont forts et nombreux. En premier lieu, il y a le fait de gagner en courant pieds nus, en alliant force, intelligence et humilité. Mais surtout, vaincre à Rome, à l'épicentre du pays qui considère encore les siens comme des nègres, à mi-chemin entre l'animal et l'homme, sous la bande-son d'une mondiovision crachottante, c'est "la revanche de la civilisation sur la barbarie". Terminer la course devant l'obélisque d'Aksoum confisquée par Mussolini aux Ethiopiens en 1936, comme un écho aux quatre victoires de Jesse Owens aux jeux olympiques de Berlin de cette même année à qui Hitler humilié par la défaite avait refusé de serrer la main.
Tchigri Yellem, il n'y a pas de problème. Abebe Bikila est né le 7 août 1932, le jour du marathon olympique des jeux de Los Angeles, a toujours couru dans ses montagnes, derrière ses bêtes, pour aller chercher de l'eau, puis à l'armée du Négus, loin des entraînements et des coaches. Sélectionné dans la délégation éthiopienne grâce à une blessure d'un autre athlète, c'est le passager clandestin d'une équipe par qui le destin s'accomplit et la démonstration de la supériorité de l'Homme originel sur l'homme technologisé. Qui sont ces forces lumineuses qui jouent les marionnettistes dans les coulisses de la réalité ?
Un très beau sujet donc à qui Sylvain Coher rend parfaitement justice, dans une écriture riche d'histoire, de poésie, de talent, alliant fluidité et virtuosité sans lourdeur. Un tel niveau d'écriture n'est pas donné à tous le monde. La course est racontée à une première personne qui n'est pas le je réduit d'un individu, mais le Je d'un être courant omniscient qui, le temps d'une course, s'abreuve dans l'inconscient collectif, au-delà de sa propre histoire.
Il avait fallu un million de soldats à Mussolini pour conquérir l'Ethiopie, il n'aura fallu qu'un homme pour conquérir Rome. J'ai adoré ce livre.