S'il y en a un qui a compris que la vie est un jeu, c'est bien Nicolas Turon. J'ai terminé avant-hier Le roman de la rue et le moins que l'on puisse dire, c'est que je suis touché au coeur avec ce livre organique qui retrace de façon romancée le périple happening au long cours qui l'a vu arpenter plusieurs mois durant différentes villes de France, mais aussi du monde, accompagné de meubles en bois et de sa fidèle cafetière Bialetti. Nicolas Turon aimant provoquer le hasard, son projet était de faire de la rue un grand terrain d'expérience, où chaque rencontre est accueillie comme une occasion de fragiliser un peu plus l'édifice des préjugés. Depuis le clochard philosophe au jeune cadre pressé, en passant par le réfugié syrien, l'amoureuse secrète, le fêtard nocturne, le raciste, ou l'alcoolique violent (liste loin d'être exhaustive), on retrouve des invariants. Chaque humain, dans son individualité, se révèle un être profondément lumineux enfoui sous les gravats de l'existence, tapi sous un cuir de cicatrices ou mis en scène dans un habit de lumière. Chacun est porteur d'une goutte d'histoire. Et chacune de ces histoires se raconte d'autant plus facilement que Nicolas Turon ne porte pas de jugement-geste-barrière et ne se laisse pratiquement pas manipuler par ses peurs, parfois légitimes. En petit bouchon de liège porté par les flots et poussé par le vent, il ouvre les bras tout grand à ce que le hasard lui offre. Parfois le hasard est généreux quand il lui fait retrouver une amie d'enfance à la douche de la piscine municipale, parfois le hasard est cruel quand il le met face à un ancien marin à l'alcool violent. Mais ainsi va la vie.
Ce carnet de navigation offre une expérience pratique de pur lâcher-prise, cette fameuse confiance en la vie prônée par les développements personnels, qui m'a permis de voir en comparaison que je suis vraiment loin du compte, dans mes lâchetés, encore bien trop arrimé à ma zone de confort, où il ne se passe pas grand chose qui soit susceptible de m'ébranler en profondeur. Comme beaucoup, je vois encore trop le monde au travers des lunettes déformantes de la théorie, à l'écart de la pratique. Ce que Nicolas Turon fait en une seule vie, il m'en faudrait dix pour l'accomplir...
Cet homme a la rue dans la peau. Littéralement, puisqu'il s'est fait tatouer les rues fantasmées de son roman dans le dos, un endroit inaccessible pour lui, hors de son contrôle. Le lâcher-prise encore. L'écrivain qui devient livre, la rue qui se fait chair de ville.
Le fond est donc très réussi, captivant, intéressant, mais la forme n'a rien à lui envier. J'avais ce préjugé stupide avant d'entamer la lecture de ce livre que question style, ce serait plus léger que les contenus. Sans doute une histoire d'a priori vis à vis du régional de l'étape, que je connais surtout en tant que comédien, improvisateur et humoriste. Mais Nicolas Turon s'avère être un écrivain de haute volée, qui a tout à fait sa place au milieu des écrivains contemporains. J'ai ressenti le même genre de très bonne surprise en lisant Bernard Giraudeau ou Olivier de Kersauzon.
Ce n'est pas fait exprès, mais j'écris cette publication le jour où démarre le procès des commanditaires et exécutants des attaques terroristes commises contre Charlie Hebdo et de l'Hyper Casher. Car le roman de la rue existe avant en réaction aux rafales de kalashnikov tirées sur quelques terrasses parisiennes, avec l'ambition de réhabiliter la rue et le hasard qui, en ce jour fatal du 13 novembre 2015, ont conduit à la mort de dizaines de personnes, dont une personne chère à Nicolas Turon.
Une dernière chose avant de terminer. Sur la quatrième de couverture, le message "PRENDS MOI" est destiné aux personnes qui tomberont sur ce livre posé sur un banc, sur un rebord de fenêtre dans la rue. Encore une fois le hasard à l'oeuvre. Car il s'agit de ne pas conserver cet ouvrage mais de le laisser en un lieu ou quelqu'un pourra le récupérer pour le lire à son tour avant de faire de même. Je vais devoir me faire violence, en bon fétichiste des livres, j'ai du mal à me séparer d'eux, parce que j'aime le sentiment de contempler mon chemin de lecture, j'aime aussi me replonger dans des passages de temps en temps. Mais je crois bien que je céderai à l'injonction de lâcher-prise parce que c'est voulu ainsi et que j'ai envie de jouer le jeu.