27 Septembre 2021
Le viol incestueux est une expérience dévastatrice à double titre pour l'être en devenir qui en est victime. D'une part, parce que c'est un viol, et qu'avec lui vient la prise de conscience que l'on ne peut être en sécurité nulle part, pas même en soi, que le corps physique n'est pas cette frontière absolue en soi et les autres. D'autre part, parce que c'est un inceste et que l'enfant réalise que le mal peut survenir de l'intérieur, de la famille, des briques fondamentales censées nous apporter les nutriments psychologiques de la construction. La confiance s'évapore, en les autres, mais surtout en soi-même.
Ce qui est monstrueux est normal est l'autobiographie de l'auteure, Céline Lapertot, dont le beau-père l'a violée lorsqu'elle avait neuf ans. Le contexte est celui d'une décrépitude, celui de l'immeuble infesté de rats de la rue du Pont-Rouge, celui du pont qui mène au supermarché pourri au point qu'un jour la petite fille passera au travers, celui d'une famille en décomposition qui tourne autour d'un beau-père alcoolique, gros fumeur, illettré, analphabète, fan de Johnny et qui dépense ses maigres allocations chaque jour au bar d'à côté. Il y a aussi cette mère de rien, résignée à ne pas attendre plus de la vie, et ce frère quasi inexistant, et dont l'auteure partage le lit, tête-bêche par manque de place. L'espoir déjà maigre de se construire solidement dans un tel monde en ruine va complètement s'annihiler lorsque le beau-père passera à l'acte, franchissant la ligne rouge d'une monstruosité qui conservera le vernis de la banalité, de la normalité.
La justice, qui arrive trop tard mais enfin, le poison ne coulera plus, c'est déjà ça. Puis le foyer de la DDASS qui "n'est pas une malédiction", la "Maison pour enfants, Méhon", qui sera le point de départ de la reconstruction, l'entrée dans l'écriture sous les encouragements et le regard bienveillant des encadrants. La famille d'adoption, qui réinsufflera de la confiance et de l'amour inconditionnel. L'enfant pourra enfin s'épanouir et avancer sous l'impulsion d'une injonction intérieure "Écris ou crève!"
L'écriture pour faire face donc. Céline Lapertot n'a ni oublié, ni minimisé l'abomination. En revanche, jamais elle ne parle d'elle-même à la première personne du singulier, il n'y a que "l'enfant". Comme un ultime mécanisme de protection par la dissociation et la mise à distance. Ou comme une façon de sortir l'expérience du viol incestueux du champ du soi, parce que tant d'autres enfants passent par là et doivent apprendre à avancer malgré tout avec ce poison en eux. Ou encore comme un rappel martelé qu'il s'agit d'un enfant - un enfant putain! - qui "réclame de la tendresse et qu'à la place on lui offre du sexe".
Céline Lapertot est maintenant adulte, maman de deux enfants, et son expérience a déterminé son devenir professionnel puisqu'elle est maintenant enseignante de français "pour rendre ce qu'elle a reçu", et écrivaine parce que l'écriture, l'art du rebondissement, l'a sortie du naufrage. Ce qui est monstrueux est normal est son témoignage, adressé aussi bien aux victimes qu'aux agresseurs potentiels, le cri au porte-voix d'une petite fille toujours enfouie dans un corps de grande personne (j'aime beaucoup la couverture), une lecture nécessaire qui, on l'espère, sèmera des graines d'empathie.
Ce qui est monstrueux est normal
Céline Lapertot Disponible aussi en version numérique Ce qui est monstrueux est normal, c'est une phrase qu'elle écrira souvent, l'enfant devenue grande, sans savoir que cette litanie constituer...