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TélescoPages

Un espace dédié à la musique, à la littérature, à la science, à la conscience, et au-delà

Makenzy Orcel - L'Ombre animale

En Haïti, tout se nourrit de tout, les hommes de la terre, et la terre de ses enfants. En Haïti, pas moins qu'ailleurs, tu nais poussière et tu retournes à la poussière. Simplement, le temps entre les deux extrémités est plus bref qu'ailleurs. En Haïti, la surpopulation et la misère n’offrent que la poésie, la religion, le vaudou, le tafia ou la mort comme échappatoires à l'horizon du vide. Au pays des zombies, l’inconscience des actes fait foi et la machette qui sépare les têtes des corps n'est jamais bien loin.

L’ombre animale, parce que dans ce monde où la vie est entremêlée à la mort, où pas un matin ne passe sans une récolte de cadavres, l’homme, qui n’a pour horizon que la fin de journée, n’a jamais été aussi proche du chien, cherchant sa pitance dans l’interlope. Entre chien et loup. Ici, les "bêtes féroces plissent leurs yeux au-dessus de leur cigare". Ici, au village, où "la tolérance n’était l’eau de baptême de personne", rien ne se donne, tout se prend par la force ou la manœuvre. Ici, on ne fait pas l’amour, on viole. Les femmes, les enfants, les faibles. Les quelques généreux qui vivent là ne restent pas vivants longtemps, traversant la vie comme des étoiles filantes, emportant au loin l’espoir. C'est d'ailleurs une femme décédée qui raconte cette histoire.

Depuis qu'elle est passée du côté de la mort, elle doit parler sans s'interrompre. Il y a urgence. Urgence à raconter parce que le reste du monde ne sait pas qu'il y a des gens qui essaient de s'en sortir tous les jours, qui survivent à défaut de vivre. L'un des avantages à être mort est qu'il n'y a plus ce besoin de respirer qui oblige à ponctuer ses phrases pour reprendre son souffle. Alors, la narratrice se passera de ponctuation. Ce livre tient en une seule phrase. Et s'il est un peu asphyxiant aux premières pages, la lecture s'en accommode très bien au-delà. Le procédé ne change pas la force de frappe des mots.

La narratrice s'appelle Toi. Elle porte le même nom que sa mère, que sa grand-mère, que toutes les femmes de sa lignée depuis toujours. Dans un pays où la mort rôde à tous les carrefours, où la femme est putain ou butin, où la femme idéale est "celle qui ferme sa gueule, baisse la tête, croise les bras quand elle se fait admonester", quelle est l'importance d'une identité pour elle ? Aussitôt vive, aussitôt mère d'une ribambelle de "cacas-sans-savon", aussitôt morte, aussitôt oubliée. Un bactérie en somme. Seuls les hommes portent un nom, et encore, c'est tout juste un prénom, parfois une profession. De l'interchangeable, du confondable, de l'oubliable.

Toi raconte l'histoire de sa cellule familiale qui tient en deux volets. Dans une première partie au village de campagne, Toi grandit violée par un père omnipotent, Makenzy, et dépeint la misère, l'alcool, la banalité de la violence, l'impunité et l'absence de rêves. Elle décrit son quotidien où "aux yeux de cette face de gibbon de Makenzy, j'étais de l'argent perdu, le petite pute comme sa mère à qui rien ne faisait ni chaud ni froid, qui se moquait de tout, qu'est-ce que je foutais là, je n'aurais pas dû venir au monde". On est loin des considérations bienveillantes d'une Maria Montessori ou d'une Céline Alvarez... Toi a un frère qu'elle admire, Orcel, qui passe l'essentiel de son temps à regarder la mer, l'horizon, à s'évader par la pensée, à "se réfugier dans d'autres présents en dehors des stricts calculs du temps", économe de ses mots au dernier degré sauf pendant son sommeil, qui ne rêve que de pêche, un univers où les hommes pratiquent la solidarité et l'entraide. Une oasis. Au village, la vie et la mort suivent leur cours, bon an mal an. Quand ce ne sont pas les hommes qui s'entretuent, ce sont les ouragans qui sèment le chaos.

Makenzy Orcel - L'Ombre animale

Mais un jour, un Inconnu vient de la ville, suivi par une horde de loups, pour proposer l'installation d'une usine au village. Il parvient à faire accepter le projet au terme d'une nuit de beuverie collective au tafia menée par Makenzy. Alors, le monde change, et les villageois entrent dans une condition à peine au-dessus de l'esclavage, avec un contremaître qui a reçu l'ordre de mater toute revendication sociale par l'usage des armes. Makenzy, Toi et Orcel quittent le village après le meurtre de sang froid d'un employé par ce contremaître. La narratrice, quant à elle, décide de rester et l'on sait seulement que les conditions de sa mort resteront tues. A un moment, elle meurt, un point c'est tout.

La deuxième partie du récit se passe en ville, où le reste de la famille s'est échoué, chez des cousins lointains qui les détestent. La ville n’offre pas plus d’opportunités que le village, si ce n’est celle de plus probablement mourir de mort violente au hasards des ruelles de ce « cadavre d’un monstre ». L'auteur arpente jusqu'à plus soif le champ lexical de la décomposition. Ici comme ailleurs, on convoite, on prend, on tue pour un regard, on abuse. Quand la mort se fait pressante, les gangs y œuvrent quotidiennement, la vie s’incarne au présent continu. L’ami du matin peut se faire le meurtrier du soir, sourire aux dents blanches et couteau caché dans le dos. Puisque le temps est compté, il faut profiter de chaque instant et de chaque opportunité. Alors les alcools pas chers coulent à flot et ça baise de partout dans les coins sombres, puisque l’omniprésence des putes maintient les prix bas. Boire et baiser en attendant la mort, la vie est un ascenseur en chute libre dont les passagers portent le regard ailleurs.

Dans L'ombre animale, l'auteur Makenzy Orcel offre une vision incroyablement sombre d’Haïti, où la mort "à l'odeur d'oignon frit" est bien le personnage principal, où l’espoir est réduit au silence sitôt identifié. Ayant grandi seul avec sa mère dans un quartier populaire, une mère qui lui racontait des histoires du village, du pays, il regarde le monde à partir de son enfance. Se considérant lui-même comme plein de contraires, il s'est clivé en deux personnages: l'un est un enfoiré fini - Makenzy - l'autre est un doux rêveur - Orcel - afin de mieux décrire le choc entre ces polarités qui l'habitent, la vie et la mort, le jour et la nuit, le pays rêvé et le pays réel, la liberté et la soumission.

Ce livre paru en 2016 a demandé quatre ans de travail. Il constitue le premier volet d'une trilogie de la mort. Makenzy Orcel, qui écrit depuis la France, a le souci du détail. A titre d'anecdote, c'est quelqu'un qui est capable de se documenter deux mois sur les chiens errants d'Haïti pour écrire quelques pages sur leur façon de raser les murs, de se fondre dans le paysage pour survivre parmi ces hommes plus canins qu'eux. Et le résultat est proprement époustouflant: un livre dense qui décrit l'enfer sur terre.

Makenzy Orcel - L'Ombre animale
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