C'est une hypothèse à laquelle je souscris depuis quelques années mais qui est très bien résumée dans le livre de Pablo Servigne et Raphaël Stevens: Comment tout peut s'effondrer, sorti en avril 2015 et qui a porté au grand public la notion de collapsologie initiée par Yves Cochet en son temps. En effet, je crois, probablement du fait de ma culture scientifique et de ma maîtrise correcte de la règle de trois, qu'un monde limité, aux ressources limitées et pour l'essentiel d'entre elles non renouvelables (pétrole, gaz, charbon fossile) ou faiblement renouvelables (minerais métallifères) ne peut pas supporter durablement nos modes de vie diablement énergivores, avec à la fois une population mondiale qui continue d'augmenter, et la quantité d'énergie requise pour satisfaire nos "besoins" elle aussi en constante augmentation. Je suis ce que l'on appelle un décroissantiste et je pense l'être par lucidité. Je baigne aussi depuis suffisamment longtemps dans le monde des nouvelles technologies pour ne plus croire qu'une solution d'optimisation suffisante viendra de là.
Nos sociétés dites développées ne tiennent que parce que l'énergie est disponible à bas coût pour alimenter les machines qui ont remplacé l'huile de coude humaine avec le temps. Il est vraiment de prime importance de réaliser à quel point la construction des sociétés contemporaines, et en particulier la paix sociale, repose sur le socle de la disponibilité des ressources énergétiques. Ce qui a fait la force de l'édifice depuis 200 ans est en train d'en devenir le talon d'Achille. À titre d'exemple, la production de nourriture repose sur la paysannerie qui représente 3.5% de la population en France: un agriculteur peut à lui seul et grâce aux machines qui consomment du pétrole gérer une centaine d'hectares, et sans pétrole, nous aurons un gros problème pour nourrir les populations, en particulier au sein des grandes villes construites sur l'abolition des distances permises elle aussi par la disponibilité du pétrole. Le pic du pétrole est passé depuis 10 ans. Or le PIB est directement indexé sur la production de pétrole. En d'autres termes, si la production de pétrole baisse, c'est toute la société qui baisse avec, et en particulier le monde occidental qui en est totalement dépendant. Cette baisse est inéluctable car dépendant de facteurs physiques. Maintenant, toute la question est de savoir quelle forme va prendre cette baisse. Est-ce que ce sera une décroissance douce et linéaire, des oscillations à tendance baissière, une suite d'écroulements façon tectonique des plaques, ou encore un effondrement brusque et quasi total ?
Pour répondre à ce genre de questions, les auteurs du livre proposent de faire de l'effondrement un objet d'étude et ont nommé cette nouvelle discipline la collapsologie (collapse = effondrer, en anglais). J'avais quelques a priori négatifs en entamant la lecture de cet ouvrage, notamment en raison de la multiplication des discours totalement pessimistes et aux remugles apocalyptiques tenus par une frange grandissante de la population éduquée qui se réclame de la collapsologie (et qui s'appellent entre eux les collapsos). J'ai une tendance assez naturelle à me méfier de prime abord des positions extrémistes, et je me tiens très prudemment loin des idéologies. De mon point de vue, toute position sur le monde doit reposer sur des faits et des données, le reste n'est qu'opinions. J'ai donc été agréablement surpris de découvrir dans ce livre un raisonnement tout à fait correctement construit, qui repose sur des bases physiques fait appel à des outils mathématiques. Mais après tout, Pablo Servigne est ingénieur agronome et docteur en sciences, et il dispose de ce fait du bagage méthodologique nécessaire pour construire une théorie qui tienne la route.
Les dangers qui guettent l'humanité sont multiples. Il y a donc cette dépendance au pétrole qui à elle seule suffirait à un effondrement des sociétés. Mais il y a également le réchauffement climatique d'origine anthropique qui vient se rajouter à l'équation pour mettre encore de l'huile sur le feu et compliquer toute tentative de transition décroissante. Sur la route, on trouve aussi des points de bascule irréversibles comme la fonte du pergélisol ou l'extinction massive des espèces et en particulier des insectes pollinisateurs, qui amplifient le phénomène et contribuent à faire passer d'autres points de bascule irréversibles. Tout cela se passe dans un temps relativement long et n'est pas détectable par nos seuls sens, ce qui contribue à alimenter le déni, en premier lieu des décisionnaires, et en deuxième instance, des consommateurs qui regimbent à l'idée de réduire leur train de vie.
Pour prendre conscience de tout cela, il faut donc faire confiance à des tiers, les scientifiques, et à leurs outils de mesure et de calcul. C'est ni plus ni moins ce que nous exhorte Greta Thunberg à faire du haut de son mètre cinquante. Mais ce n'est pas partie gagnée dans le contexte de défiance générale à l'égard des autorités et des passeurs d'informations que sont les scientifiques et les journalistes. C'est pour ces raisons que les auteurs sont passés par les 5 étapes du deuil tout au long de leurs recherches et de la rédaction de cet ouvrage. Non seulement, nous ne ralentissons pas, mais au contraire nous accélérons. Le Titanic fonce droit sur l'iceberg et l'orchestre continue de jouer. Et c'est fort de ce constat que la collapsologie inclut dans son champ l'étude des signes avant-coureurs, l'étude des différents étapes des effondrements telles qu'identifiées par Dmitry Orlov (par ordre chronologique: effondrements financier, économique, politique, social, culturel et enfin écologique), ainsi que la sociologie de l'après. Il peut être en effet utile d'un point de vue anthropocentrique, de tenter d'identifier quels pourraient être les types de sociétés qui se mettront en place selon les types d'effondrement et les paramètres géographiques.
J'ai donc trouvé ce livre particulièrement intéressant, très abordable, bien documenté et mon avis est désormais que la collapsologie en tant que discipline scientifique tient absolument la route. Il nous faudra tous vivre les étapes du deuil, et en particulier passer à travers les états dépressifs que le sentiment d'impuissance fait inévitablement naître. Mais le jeu en vaut la chandelle car la transition vers un monde aux ressources raréfiées se fera, avec ou sans l'humain.