Super content d'avoir enfin lu Le Cygne Noir de Nassim Nicholas Taleb, un essai qui traite de la différence entre théorie et pratique en matière de statistiques, et où la toute-puissance de la fameuse courbe en cloche censée régir tout ce qui existe en prend un méchant coup dans l'aile. Partant du constat que tout ce qui a eu un impact énorme dans nos sociétés était le plus souvent imprévisible (comme les attentats du 11 septembre, différents krachs boursiers, certaines guerres ou catastrophes naturelles, le succès de Harry Potter, l'émergence de Google ou de Facebook, la découverte des antibiotiques) et que l'on retrouve ces mêmes événements à l'échelle individuelle, l'auteur avance l'idée qu'en nous concentrant sur les statistiques gaussiennes, nous nous créons de fausses certitudes qui n'ont qu'une vocation: nous rassurer en nous donnant une fausse impression de sécurité et de maîtrise. Il est d'ailleurs intéressant de faire une relecture rétrospective de la plupart des prédictions établies par des experts, des sommités, des universitaires et qui se sont vautrés sur toute la ligne. J'ai une pensée émue pour des Alain Minc ou des Jacques Attali qui continuent d'être payés des fortunes pour faire des prévisions qui n'ont rien à envier à l'astrologie en termes de résultats. Une étude avait montré en son temps que les prévisions comparées d'experts en statistiques et de gens non qualifiés étaient non seulement comparables, mais guère mieux que le hasard. Comme le disait je ne sais plus qui, faire des prédictions est compliqué, surtout quand il s'agit du futur. Or les outils mathématiques derrière ces prédictions (théoriques) continuent d'être enseignés, voire de faire l'objet d'une certaine vénération. Pour Nicholas Taleb, les statistiques gaussiennes ne s'appliquent que dans un domaine où les enjeux sont faibles (comme les casinos) mais ne doivent surtout pas être utilisées dans d'autres domaines comme les sciences humaines dont la complexité est bien trop grande et qui de toutes façons sont soumises aux lois du chaos. Ou encore plus dans l'interprétation de l'histoire. Je souscris assez largement à cette idée. Exemple récent: le fait de réduire les infrastructures hospitalières en économisant à facteur 1 et se retrouver quelques années plus tard avec un covid qui fait dépenser à facteur 100, ruinant en quelques mois toutes les économies de dizaines d'années et menant le pays au bord de la crise de nerfs.
A défaut de mieux, Nicholas Taleb propose de se reposer plus sur les mathématiques fractales de Benoît Mandelbrot, une approche assez fascinante.
C'est un sujet qui m'intéresse depuis longtemps au point que j'avais donné le nom de Serendipity à l'un des groupes de musique où je jouais il y a 20 ans. Ma vie actuelle est la résultante d'une série de hasards qui ont eu la part du lion en termes d'influence. Ma présence en région Grand-Est, mon intérêt pour la musique irlandaise, la rencontre avec la mère de mes enfants, l'achat d'une maison en 2008, la rencontre avec ma compagne actuelle, et j'en passe... Tout s'est joué sur des coups de dés, absolument rien n'était planifié ou prévu. On peut se dire après-coup que c'était le destin. Pour ma part, je crois que ce concept de destin n'est que la réinterprétation de l'histoire après les faits (l'analepse) pour en chasser l'élément fondamental qui est le hasard, lequel est largement sous-estimé, dans les réussites comme dans les échecs!
Finalement, la prise de décision n'est pas tellement une science. L'un des plus grands problèmes des politiciens réside dans le fait de ne pas reconnaître ce simple fait, de ne pas savoir dire "Je ne sais pas", de se réfugier derrière des avis d'experts (en particulier en matière d'économie, un domaine régi par les statistiques et l'outil mathématique), de ne pas savoir tenir compte de la marge d'erreur quand celle-ci écrase le connu, de ne pas savoir distinguer les mathématiques concrètes des mathématiques de vanité. La carte n'est pas le territoire, surtout dans les tableaux de calcul Excel que l'on recommande aux startups pour faire des prévisions financières et des simulations de marché sur 5 ans alors que les produits n'existent même pas (c'est du vécu). "Tout le monde sait que c'est de la merde, mais il faut le faire": on sait que nos prévisions n'ont aucune valeur et on les fait pour des gens qui ne font même pas semblant d'y croire. Un drôle de monde en réalité...
Merci Nicholas Taleb d'avoir mis des mots sur ce que je ressens depuis si longtemps. Pour autant, je ne rejette pas tout, loin de là. L'IA qui utilise les statistiques gaussiennes et la régression non-linéaire fonctionne très bien dans des conditions stables. En revanche, elle explose complètement face au moindre changement de paradigme et c'est là sa limite. La statistique de la physique quantique est aussi en béton armé. Je garde aussi les modélisations qui reposent sur les lois de la physique comme celles qui nous aident à prédire les mouvements des planètes, ou celles un peu moins précises (car infiniment complexes) des sciences de la climatologie. Mais pour de nombreuses théories qui impliquent un changement de paradigme (comme la collapsologie), il existe des murs d'inconnaissable au-delà desquels toute prédiction est absolument vaine.
Je repense à cette conférence de Krishnamurti: "Se libérer du connu". Puisqu'on ne se projette dans le futur que sur base de ce qui est arrivé dans le passé, comment intégrer la nouveauté incarnée par ces cygnes noirs dans nos vies ? Ne devrions-nous pas accepter plus simplement ce qui vient sans chercher un contrôle illusoire ? Accepter la réalité du risque ? Prendre ce qui vient ? Apprendre à ne plus en avoir peur ?