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8 Avril 2025
Après Sapiens et Homo Deus, l'historien Yuval Noah Harari revient avec un ouvrage qui fera date sans l'ombre d'un doute: Nexus. Dans cet essai relativement imposant publié en 2024 chez Albin Michel, l'historien s'attaque cette fois à la problématique de l'information et des technologies y afférentes, et en premier lieu de leur importance dans la constitution des civilisations depuis l'âge de pierre jusqu'à l'époque actuelle. Un projet ambitieux dont l'idée lui est venue à la suite de Homo Deus, pour lequel ses recherches l'avaient amené à se concentrer dans les nouvelles technologies de l'information et à en acquérir une vision panoptique. Un livre qu'il aura mis plusieurs années à concevoir et à écrire. Alors, que signifie le terme Nexus ? D'après le dictionnaire étymologique, cela signifie "lien" ou "noeud". C'est la racine du mot "connexion", l'unité de base d'un réseau et support d'une communication, le "vecteur de lien social". Et les réseaux sont au coeur des groupes d'êtres vivants, et tout particulièrement de cet animal communicant qu'est l'humain, la clé de voûte de leur survie et de leur pérennité.
Dans une première partie, Yuval Noah Harari s'intéresse aux réseaux humains, en posant la définition de l'information, de la réalité et de la vérité, des thématiques qui me sont chères. Bien entendu, c'est en creusant ces concepts à géométrie variable que l'on se rend compte de la difficulté de les utiliser de façon non ambiguë. La communication humaine est déjà très imparfaite pour tout un ensemble de raisons : culturelles, linguistiques, techniques, ou encore perceptuelles. A cela s'ajoute le fait que la communication peut être motivée par deux raisons principales: la vérité, mais aussi et surtout le pouvoir, et que ces deux-là sont souvent antagonistes. L'histoire humaine étant marquée par le sceau de la quête du pouvoir - et les exemples ne manquent pas tout au long de Nexus - la vérité est souvent sacrifiée au profit d'un récit mythique commun qui a la vertu de maintenir un ordre sociétal nécessaire à l'assise du pouvoir. Ainsi, contrairement à ce que laissent entendre les tenants des religions - et des dogmes athées - les livres considérés comme sacrés ne sont pas le fruit d'une génération spontanée d'origine divine mais le résultat de nombreuses sélections bien humaines. Il n'y a pas de vérité divine, le dogme est bien d'origine anthropique et sert des intérêts avant tout séculiers. Les livres sacrés sont avant toute chose une technologie de contrôle et d'ordre.
Les sociétés se complexifiant dans le temps, l'information nécessaire au suivi administratif des mouvements intestins est elle-même devenue un enjeu de plus en plus complexe, ce que Yuval Noah Harari qualifie de tigres de papier. Avec l'établissement de cette bureaucratie (littéralement, le pouvoir de bureau), il devient désormais possible de suivre de près les individus qui participent à la vie de la cité. D'abord consignée sur des tablettes, l'information est conservée sur des supports de plus en plus légers et pérennes mais limités dans leur impact sur la société. Avec l'apparition de la technologie de l'imprimerie, c'est une première barrière à la communication qui disparaît. Les ordinateurs et les réseaux informatiques du XXème siècle feront le reste. Désormais, les maîtres de l'information ont accès à l'intégralité des données, et grâce à la puissance de calcul et à l'intelligence artificielle, il devient possible de faire du micro-management et du profilage d'une précision inégalée à l'échelle de l'intégralité de la population. C'est l'outil rêvé des totalitarismes historiques.
Les remparts contre ces totalitarismes sont traditionnellement les mécanismes d'autocorrection mis en place par les fondateurs des civilisations et des sociétés humaines: les contre-pouvoirs indépendants, comme la justice, la police ou le journalisme. A la lecture de Nexus, et face à la multiplication des mouvements populistes et antidémocratiques dans le monde, on prend conscience qu'ils sont plus que jamais résolument indispensables à la viabilité des régimes démocratiques.
A l'heure de l'intelligence artificielle omniprésente, toute puissante mais faillible, et dénuée de la plupart des valeurs humaines, autant de pouvoir réuni entre les mains de si petits groupes de personnes - autocrates ou ploutocrates - s'avère être l'un des plus grands périls que les sociétés auront à affronter dans l'avenir proche. Qui plus est, Yuval Noah Harari rappelle que les dirigeants ont pratiquement toujours été destitués par leurs plus proches conseillers de confiance. Or, de nos jours, ce sont les algorithmes des IA qui tiennent ce rôle de conseiller...
Une fois de plus, je me suis laisser porter et emporter par l'intelligence et la pédagogie des propos. Il y a quelque chose de particulièrement excitant à revisiter l'histoire de l'humanité à travers un prisme tel que celui proposé par Yuval Noah Harari. Ce livre met des connaissances avancées à la portée de tout un chacun et contribue très largement à faire comprendre les enjeux du moment à une époque charnière de l'humanité où populistes de tout crin tendent des hameçons bien appétissants aux citoyens de démocraties et ne se cachent pas de leurs intentions de s'attaquer aux contre-pouvoirs une fois en poste pour mettre en place leur régime idéal. On le voit de façon flagrante à la manière dont le trumpisme s'attaque frontalement aux journalistes indépendants, aux juges, et aux structures autonomes. Ce que l'on peut également constater dans la façon dont le Rassemblement National s'attaque frontalement à la justice depuis la décision d'inéligibilité de Marine le Pen. La liberté est très surveillée dans les pays où les contre-pouvoirs ont disparu et où les IA sont en pleine puissance au service exclusif des autorités: on le voit en Chine, en Iran, en Russie, en Corée du Nord. A ce titre, Nexus devrait être une lecture nécessaire avant de placer le moindre bulletin de vote dans une urne.