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20 Avril 2025
Une claque de la rentrée littéraire de septembre 2024 : Houris de l'auteur algérien naturalisé français Kamel Daoud que j'avais découvert avec le magistral Meursault, contre enquête, qui avait obtenu le prix Goncourt du premier roman en 2015. Couronné du prix Goncourt 2024, ce roman au tempo lent est un road movie au féminin, empreint de poésie, mis en scène en Algérie dans une double chronologie. Au présent, c'est un dialogue intérieur entre l'héroïne, Fajr (qui signifie Aube en arabe) et sa fille qu'elle appelle Houri (du nom de ces vierges promises aux martyrs dans l'Islam), dont elle est enceinte et dont elle a planifié d'avorter pendant la semaine de l'Aïd. Au passé, elle revit en flashbacks des souvenirs enfouis qui refont surface au fur et à mesure de sa route de retour vers le village de son enfance. Et ces souvenirs sont terribles. Ils la mènent à cette date fatidique du 31 décembre 1999, considérée officiellement comme le dernier jour de la guerre civile entre militaires et religieux, une guerre que l'Algérie refoule. Cette nuit-là, les islamistes du FIS entrent chez elle et égorgent toute la famille. Fajr survit miraculeusement grâce à l'intervention de sa soeur. Mais elle perdra l'usage de ses cordes vocales, aura besoin d'un tube de trachéotomie pour respirer et gardera pour le restant de sa vie une immense cicatrice, un "sourire de 17 cm de long" sur le cou qui lui vaut d'être crainte par ses contemporains masculins tant il s'agit d'une marque d'événements dont il est désormais interdit de parler sous peine d'emprisonnement. En 2005, en effet, l'Algérie a pardonné aux islamistes dans un grand mouvement de réconciliation et les 200.000 morts de la décennie noire ont été effacés par décret du roman national.
Fajr est une femme affranchie, émancipée, qui ne suit aucun des préceptes religieux. Elle dirige un salon de beauté-coiffure qu'elle a appelé Shéhérazade, situé en face d'une mosquée. Comme un symbole, ce salon est réservé aux seules femmes qui y trouvent leurs seuls instants de liberté et de bien-être individuels, tandis que la mosquée est réservée aux hommes qui coupent ces femmes de leurs libertés en imposant le voile, et en leur posant de plus en plus d'interdits. Mais Fajr est une survivante. A ce titre, elle ne craint pas le jeune imam conservateur qui pourtant excite les foules contre les femmes libres comme elle. Un jour où son salon est vandalisé par des pratiquants religieux, elle décide de se mettre en route vers son village natal, Had Chekala, pour faire connaître à sa fille le lieu de sa tragédie personnelle et lui expliquer pourquoi il ne faut pas qu'elle naisse dans un pays où règne le patriarcat, qui remet la religion au premier plan, grignote chaque jour un peu plus les droits des femmes, leur liberté, et qui verrait d'un très mauvais oeil qu'une fille conçue d'une union clandestine - et qui serait de facto considérée comme bâtarde - voit le jour. Et c'est décidé, elle avortera le jour de l'Aïd.
Chemin faisant, Fajr rencontre un libraire passionné qui a lui aussi subi le joug des islamistes et qui est contraint de vendre des livres religieux pour subsister. Ce libraire a une particularité, il est obsessionnel hypermnésique et se souvient précisément des dates et des lieux des massacres, du nombre et des noms des victimes. Il est à lui tout seule l'archive que l'Algérie voudrait voir détruite à jamais. Et l'on explore avec lui la façon dont l'islamisme déteste la liberté de penser en dehors d'une interprétation littérale du Coran.
Le dialogue intérieur de Fajr, cette voix silencieuse, est l'occasion pour elle de revisiter la condition de la femme dans l'Algérie contemporaine qui voit l'Islam se radicaliser et l'état combattre les intellectuels et les journalistes. Au point où même son gynécoloque refuse d'être en contact direct avec elle et délègue les gestes physiques à sa propre femme. Comme dans la France catholique et prude du XIXème siècle. La religion comme une pulsion de mort...
Parmi les autres personnages intéressants du livre, il y a Khadija, la mère adoptive de Fajr, une avocate très impliquée dans le droit des femmes, elle-même libre et indépendante, et qui fait tout ce qu'elle peut pour protéger sa fille. Elle incarne ces femmes affranchies et combattives de la génération d'avant, dont la marge de manoeuvre s'étiole de plus en plus.
Le portrait de l'Algérie tiré par Kamel Daoud n'est pas très reluisant. Pris en étau entre un état répressif et un Islam régressif, le pays qui se retrouve en proie à ses démons historiques n'est plus à l'heure de l'épanouissement individuel. Avec de telles positions, et surtout avec une telle obstination dans le fait de présenter les faits que le pays tente d'effacer par la force, il n'est pas étonnant que cet auteur soit l'objet de plusieurs fatwas, et risque la prison s'il repose un pied dans le pays, de la même manière qu'un Boualem Sansal. Houris est d'autant plus efficace qu'il est écrit avec beaucoup de poésie et de délicatesse. Il me semble assez rare qu'un livre écrit par un homme explore l'intériorité des femmes avec autant de justesse ! Ce livre est une réussite sur le fond comme sur la forme, et au-delà de l'enjeu sans doute politique, je trouve que le prix Goncourt est amplement mérité.