17 Novembre 2024
Plus j'avance dans ma vie, plus je suis fréquemment amené à m'interroger sur le concept de vérité, souvent en réaction à ce que m'offre le paysage médiatique, politique, journalistique et parfois même scientifique. Et que dire de ce que je lis sur les réseaux sociaux ? D'un autre côté, je crois que je suis câblé comme ça et que je suis animé d'une quête qui me pousse sans cesse à questionner ce que je crois savoir et connaître. Il faut dire que j'ai une aversion grandissante pour le mensonge et pour la sensation de confort infantilisant qu'il procure. Le mensonge des autres à mon égard bien sûr, mais surtout les mensonges que je peux tenir vis-à-vis de moi-même, comme par exemple lorsque je crois si fermement en quelque chose que j'en deviens convaincu au point d'être tenté de m'en faire le prosélyte. Derrière le prosélytisme se cachent souvent des peurs que l'on cherche à apaiser en mobilisant l'extérieur, en recherchant l'effet balsamique du soutien du nombre qui assoit la conviction. Or la vérité n'est pas une question d'opinions convergentes. Ce n'est pas parce que nous sommes nombreux à penser quelque chose que cela est vrai.
Avec le temps, j'ai érigé un garde-fou: aux certitudes j'oppose des questions ou des invitations à se questionner. Je suis un être de doute, de plus en plus conscient de mes croyances, de mes lacunes, de l'étendue de mon ignorance, et du fait qu'il existe une quantité infinie de choses que j'ignore ne pas savoir. J'ai peu de certitudes, excepté sur le fait que je vais mourir à la vie terrestre un jour. Pour le reste, j'ai quelques convictions et des palanquées d'hypothèses que je mets à l'épreuve du quotidien. Je suis également un être de croyances, conscient du fait que je fais ce que je peux avec ce que j'ai et ce que je suis. Mieux vaut une lumière faiblarde pour éclairer la nuit que pas de lumière du tout. Mais je suis avant tout un être de curiosité insatiable, très à l'aise avec le fait d'avancer en mettant de côté mes préjugés, toujours prêt à revoir la copie face aux preuves qui ne vont pas dans le sens de mes croyances, une approche dont j'ai l'impression qu'elle n'est pas beaucoup partagée.
Je dois avouer que j'ai beaucoup de mal avec la période que nous vivons collectivement. Je suis d'une nature empathique et je prends cher. La vérité est malmenée à un point que je n'aurais jamais osé imaginer. La fenêtre d'Overton donne désormais sur un monde qui se fait orwellien, où les opinions ont des velléités de se poser en vérités, absolues si possible. Les biais cognitifs s'assument, décomplexés, avec la bêtise crasse. Les déclarations fausses s'accumulent et les politiciens montrent l'exemple par cortèges. Cela entraîne des clivages, des craquèlements, des fractures entre les gens. De nouvelles religions inconciliables et païennes font leur apparition, tout particulièrement sur les réseaux sociaux, où nous sommes beaucoup confronté.e.s à des prises de position pour ou contre tel ou tel sujet, où la nuance semble abandonner la partie, considérée qu'elle l'est comme une perte de temps. La valorisation sur Twitter de la pensée en 144 caractères, très prisée des politiques, aboutit à la réduction de concepts à des slogans incompatibles avec la complexité multifactorielle du monde. Les jugements péremptoires champignonnent. Il n'est pas rare de se voir taxé.e d'antisémitisme quand est questionné le sens de la politique actuelle d'Israël. Ailleurs, telle ou tel autre se verra accusé.e d'islamophobisme quand il/elle questionne certains versets du Coran qui n'incitent pas vraiment à la paix. Un.e autre encore se verra taxé.e de wokisme quand il/elle utilisera l'écriture inclusive dans une chronique en évoquant le nuancier non-binaire des genres. Toujours selon l'exemple des politiques et de leurs éléments de langage d'ailleurs.
Les jugements de valeur à l'emporte-pièce qui occupent notre espace mental montrent que c'est l'émotionnel qui est aux commandes. Peurs et colères sont devenues nos marionnettistes. Je me rappelle d'une interview où Elon Musk parlant de Neuralink expliquait que l'intelligence humaine, consécutive au développement de notre neocortex, est intégralement au service de notre dépendance aux hormones du bonheur et en particulier, à la dopamine. J'avais trouvé ce constat à la fois très froid et très pertinent. Le fait est qu'il est complètement en accord avec ce que Sébastien Bohler expliquait dans Le bug humain et dans les ouvrages qu'il a écrits depuis. Au plus profond de nous, nous serions des primates avec des besoins de primates, quel que soit notre niveau de brillance intellectuelle, la qualité et le prix de nos habits, le vernis de nos bienséances, et pour la majorité d'entre nous, le sens de la vie pourrait se résumer à la quête de dopamine. Cette hormone qui est produite naturellement par le cerveau est celle qui crée les dépendances, sous-entendu les dépendances extérieures. Cela revient à dire que la clé du bonheur est extérieure à soi. Et connaissant le fonctionnement de la dopamine, il faut toujours plus de la substance extérieure pour créer la sensation de plaisir. D'ailleurs, les publicitaires le savent depuis longtemps eux qui nous montrent souvent des gens accros aux produits dont ils font la promotion, et les concepteurs d'applications Web et de jeux vidéo parlent de captologie et de design persuasif. La société de consommation et la politique nous attrapent par nos faiblesses: les biais cognitifs et la dopamine. Et la vérité n'a pas grand chose à dire dans ce monde-là, bien au contraire.
Les organes de presse généraliste ont été rachetés par des ultra-riches, et pourtant, ils sont à peu près tous déficitaires. Le bénéfice est évidemment ailleurs: l'influence qui permet de manipuler l'opinion, de faire pression, de modeler le monde à sa main, en d'autres termes, le pouvoir. Celui de contrôler l'extérieur jusqu'à un certain point. L'extérieur, toujours l'extérieur. Quitte à trahir la vérité qui est normalement le socle du journalisme. Les danseuses au service de la propagande. La vérité et la nuances sont souvent les ennemies des personnes de pouvoir.
Ce monde-là où beaucoup assènent leurs opinions comme des vérités sans faire le travail préalable de corroboration, croisement des sources, où les politiciens assument pleinement le fait de dire des mensonges ou de ne présenter la vérité que sous le jour qui convient à leur biais, où les journalistes ont cédé la place aux propagandistes, ce monde-là me rend triste. Parce que ces mensonges ne servent pas l'intérêt commun. Parce que ces mensonges justifient des guerres injustes. Parce que ces mensonges justifient l'extermination du vivant. Parce que ces mensonges hypothèquent notre futur et surtout celui de nos enfants. L'ironie est que demain, ces mensonges heurteront aussi les enfants des personnes qui les répandent aujourd'hui.
Dans ce déferlement d'inexactitudes, d'approximations, de vues biaisées, amplifiées et centrifugées à travers la puissance des nouvelles technologies, qui amènent clivages, haines et guerres, je me sens globalement démuni. La politique du colibri qui éteint le feu à petites gouttes atteint ses limites face à la pratique répandue d'y verser de l'huile et du pétrole en grande quantité.
Plus que jamais je suis convaincu que la solution viendra de l'intérieur: incarner mes valeurs, des pensées jusqu'aux mots, des mots jusqu'aux actes; régler mes problèmes émotionnels en travaillant sur moi-même sans faire de vagues; ne pas vouloir changer le monde en exerçant de pression dans une direction que je crois être celle du bien mais en exprimant ce que je suis dans mes actes et mes productions. Je crois que c'est le chemin de toute quête spirituelle au fond. Quand on envisage la solution comme un acte essentiellement sur l'extérieur (je ne change pas, ce sont les autres qui doivent changer), alors on reste dans la roue de hamster du matérialisme. Ne dit-on pas que le problème ne peut trouver de solution durable qu'hors du cadre qui l'a engendré ? Et l'intériorité me semble être cette voie hors du cadre.
Il est singulier que les personnes qui s'engagent dans une quête spirituelle sont souvent dans une démarche d'indifférence face aux biens matériels, voire même pour certain.e.s, des voeux de pauvreté sont exprimés. De mon point de vue, cette démarche ne devrait pas être une contrainte mais plutôt un rapport au monde, celui de l'humain qui habite naturellement le monde en poète comme le disait Friedrich Hölderlin. La "pauvreté" dont il est question n'est de toutes façons qu'apparente. En réalité, ce qui est en jeu, c'est un autre type de richesses: les rencontres, les échanges, l'ouverture à l'autre et au vivant qui permettent de vivre des expériences, lesquelles sont autant d'opportunités de transformation philosophale. La richesse matérielle n'est qu'apparente et elle s'assortit souvent de peurs dont une qui n'est pas des moindres est celle de perdre. Cette peur conduit à la fermeture, à la volonté de soumettre l'autre à ses vues. C'est ce rapport au monde qui aboutit à l'hyper-prédation. C'est cette intelligence qui assortie des progrès technologiques et poussée dans ses extrêmes rend possible cette mainmise sur le monde et sur le vivant par quelques poignées de personnes en obésité capitaliste morbide et mortifère. Au prix de la vérité.
Connais-toi toi-même, jamais autant qu'en ce moment cette phrase n'aura résonné fort en mon coeur. Le verbe être se conjugue mieux au futur que le verbe avoir.