Tous leurs regards convergent vers lui, le chef de chœur. Avec ses faux-airs de Clint Eastwood, on sent qu’il est aimé. Respecté. Secrètement adoré peut-être. Comme une figure paternelle vulnérable. Le geste sûr, le corps frêle, la prestance modeste, tournant le dos au public, il n'est pas là pour lui-même mais pour eux, les chanteurs amateurs. Il sera ovationné au final, une ovation qu’il accueillera d’une pirouette espiègle et timide, mais non dépourvue de coquetterie, avant de repartir bien vite se noyer dans l’anonymat. Les choristes traversent le public avant de monter sur scène par l'escalier côté cour. On les sent nerveuses, impatientes et enthousiastes. Le silence qui accompagne leur mise en place laisse filtrer les conversations mourantes tandis que le plancher crie son agonie sous les pas pourtant légers des vibrionnantes silhouettes. Puis il s'épaissit le temps que le technicien lumière procède aux derniers réglages. Parce que dans le monde du spectacle amateur, le temps a une densité propre, où l'art des enchaînements est souvent balbutiant, où les blancs sont parfois comblés par des traits d'humour plus ou moins habiles, où le stress est bien plus palpable que dans le monde professionnel. Mais finalement, ça y est, tout le monde est prêt, suspendu aux mains levées du chef de chœur. Un décompte discret se fait entendre sur scène: quatre, trois, deux, le un qui n'est que suggéré, puis 50 voix puissantes s'élancent d'un coup et entament un Sing Sing totalement empreint de swing. L'effet contraste est saisissant avec le silence d'il y a quelques instants encore. C'est un flot d'énergie qui nous submerge dans le public tout à coup. Les chanteurs sont méconnaissables, transfigurés, radieux en plein milieu de leurs sourires d'enfants, heureux d'être là, ensemble, en communion. Ils sont beaux, ont tous les âges, viennent de tous les milieux, et leur joie amazonienne est contagieuse. Ils sont tous amateurs mais la passion les anime tous. Rien ne les oblige à prendre des risques sur scène. Ils ont un métier à côté, sans doute alimentaire pour la plupart d'entre eux, et leur disparité participe de la beauté d'ensemble. Ils sont lancés, ce soir, c'est leur soirée. Ils s'y sont préparés depuis des semaines, répétant inlassablement les structures des morceaux, mémorisant leur ligne de voix et les paroles du répertoire qui ce soir revisite l'univers des films de Walt Disney.
Dans le fond, les hommes, en écrasante minorité, sont tout à fait conscients de leur rareté. Droits comme des piliers, ils défendent leurs basses, cherchant l'équilibre fragile entre la gestion du volume et la justesse des notes. Pris en étau entre l'impulsion de se lâcher et la nécessité de garder une certaine contenance, leur maladresse corporelle est véritablement touchante. Sur le côté, le pianiste amateur, le cheveu rare mais rebelle, fièrement dressé au milieu du désert qui avance. Il est peut-être prof de physique-chimie dans le civil, mais ce soir, sa responsabilité est grande puisqu'il tient l’harmonie à lui tout seul. Et il tiendra bon, accroché à la rythmique du seul musicien professionnel de la soirée, le directeur de l'école de musique du village.
Soudain, l'un des micros s'emballe. Il faut dire qu'il était au bord du larsen depuis le début du concert. Puis tombe en panne. Moments de panique calme. Un ado qui assiste le technicien son court chercher le fautif pour le remplacer par un jumeau en bon état lui. Ce seront ses 15 secondes de gloire. Le train peut repartir, et ce n'est pas la violente reverb sortie entre temps de nulle part qui viendra altérer la magie de l'instant.
Vers la fin du concert, les choristes sont rejoints sur scène par la fanfare et une densité nouvelle s'empare des minutes. Je suis complètement pris par surprise. Merde! Moi qui m'attendais à une soirée "sympa", je peux ravaler ma condescendance en germination. Je suis tout simplement en train de passer un très bon moment, porté par l'immense joie qui se dégage des musiciens, et suspendu au présent. Ok, ils n'auraient pas dû laisser le tambourin entre les mains d’un enfant sur le final. Tantôt devant le temps, tantôt derrière, il retourne au silence le temps de se recaler et réessaie. Le sens du rythme viendra plus tard. L'essentiel c'est d'être là sur scène et de vivre l'intensité du partage.
Enfin, c'est l'ovation. Il n’y a pas l’usure de l’habitude pour ceux-là. On sent que les applaudissements les touchent sincèrement et donnent encore plus de sens à leur présence. Sur scène, la métamorphose est complète : il n’y a plus que des enfants. Demain, la magie sera partie. Chacun retournera à sa vie d'adulte: comptable, mère de famille, banquier ou fonctionnaire, malade chronique... Ils pesteront dans les embouteillages, devant les mauvaises nouvelles, rêveront peut-être en regardant The Voice... Mais ce soir, je rentre chez moi avec l’âme phosphorescente et avec un large sourire qui m’accompagnera jusqu’au sommeil.
Depuis quelques dizaines d’années, la culture s’est professionnalisée, essentiellement grâce aux subventions publiques, sur la prémisse qu’elle se trouve au pinacle du triangle de Maslow, l’intérêt immatériel surpassant les contingences matérielles, par son action d’élévateur d’âme. Mais, avec le retour de plus en plus visible et assumé à l’étalon rentabilité, le flambeau de la culture est de plus en plus voué à être porté par les pratiques en amateur, et donc par la passion nue. Et ce n’est pas forcément synonyme de drame, j’en prends de plus en plus conscience. Il suffit de voir, à l’instar de l’Irlande, combien les musiques traditionnelles et folkloriques de haute voltige sont présentes partout dans le monde, depuis bien longtemps, malgré l’absence de financements. C’est un peu comme pour le sport, la pratique est saine pour le corps et l’esprit de tous, mais peu finalement sont taillés pour la compétition synonyme de rentabilité. Peut-être que la diminution des subventions pourrait s’envisager comme une opportunité finalement, celle d’une mise en avant du don de soi dans l’acte gratuit et spontané.