3 Novembre 2024
Certains morceaux de musique orphelins d'un texte sont comme ces chiens abandonnés par leur maître. Ils attendent patiemment, que les bons mots viennent se poser sur eux. Résignés.
Il y a bien longtemps de cela, aux alentours des années 1999-2000, j'avais composé une petite rumba catalane. C'était l'époque où j'écoutais Paco de Lucía, religieusement, en boucle, où je scrutais chaque note de lui dans les moindres détails pour tenter d'en appréhender le mystère et le parfum. Une époque où j'étais en revanche un bien piètre improvisateur, bien plus piètre que maintenant (le superlatif rarissime de piètre est utilisé à dessein, l'improvisation en guitare relevant toujours pour moi du challenge). Une époque où heureusement, j'étais très bien accompagné puisque le talentueux guitariste longovicien de flamenco-jazz, Kader Fahem, était venu poser ses notes sur mes accords. Au moins, avec lui, le morceau avait quand même de la gueule. Mais je rêvais des paroles à cette maquette. Des paroles qui ne venaient pas parce que si la composition musicale tenait pour moi du naturel, l'écriture de textes était pathétiquement peu inspirée. J'ai rapidement écrit un texte intitulé "Une ombre au tableau", un texte trop sombre et un brin caricatural. En 2004, pour ma compagne de l'époque, j'avais écrit un texte à propos des moqueries qu'elle m'avait raconté avoir subi à l'adolescence, des moqueries qui l'avaient heurtée et laissée dans l'incompréhension. Le texte s'appelait "Ce ne sont que des mots (mais je sais qu'ils font mal)", et si l'intention était louable, le résultat ne fonctionnait décidément pas. Il y manquait en effet un ingrédient fondamental: la poésie. Alors, ce morceau est resté dans un tiroir, en revenant me visiter de temps en temps dans mes moments d'hypnagogie comme un myosotis forget-me-notes. Pendant de nombreuses années. Au chenil.
Un été de 2021, j'ai fait la rencontre virtuelle d'une poétesse qui organisait des ateliers d'écriture à distance: Myriam Ould-Hamouda, et ayant décidé de faire quelque chose face à cette inaptitude chronique à écrire de bons textes, je me suis inscrit avec mon amie Isabelle Ottinger que je considère comme une soeur et dont je sentais que l'écriture lui ferait aussi le plus grand bien. En 2022, Myriam publie sur les réseaux sociaux un texte intitulé Un temps de chien, qui me tape dans l’œil et dans l'âme (la période était émotionnellement difficile pour moi). Un coup (de pouce) du destin: à quelques mots près, ce texte s’insère magiquement sur ma musique. La magie du bon moment, de la rencontre. Les mots de l'une, la musique de l'autre. Je retouche ma musique pour qu'elle épouse les contours du poème, je retouche le poème pour qu'il trouve sa scansion dans l'écrin musical. J'enregistre les instruments et Myriam la voix. Je contacte une amie de longue date, la talentueuse Rebecca Noël, pour qu'elle pose une voix irlando-orientale sur les conclusions des couplets. Il n'en faut pas plus pour que prenne la chimie. La musique n'est plus orpheline. Un sourire. Mais tout n'est pas si simple. Le mixage me laisse profondément insatisfait.
Octobre 2024. J'ai suivi depuis une formation express auprès d'un maître ès mixage, Alex Haïkine, et ai acquis un minimum de compétences pour boucler la boucle en le regardant et surtout en l'écoutant faire des miracles avec mes compositions pour le film Témoins. Ce qui va vraiment déclencher la conclusion, c'est ce cadeau d'anniversaire d'Isabelle: le recueil En mode avion, sorti le même mois, où Un temps de chien a trouvé son esquif de papier pour se faire caresser des doigts et des yeux par les amoureu.ses.x de la poésie. C'est un enchaînement de circonstances, le hasard - al az-zahr, le jeu de dés avec une fleur sur la face gagnante. Le réseau invisible est décidément bien puissant ! Merci à Myriam, Isabelle et Rebecca d'avoir été connectées et accueillantes envers mes lubies. Grâce à vous, après 25 ans de vie souterraine, un morceau a enfin trouvé son texte. Peut-être vivra-t-il comme une éphémère, peut-être touchera-t-il quelques personnes. Comme souvent, peu importe la finalité, c'est le chemin qui compte, et si celui-ci aura été bien tortueux, il a quand même mené quelque part et permis à des rencontres d'exister.